« La venue à Ankara du chef de la diplomatie russe n’a pas permis de résoudre la question de l’acheminement de millions de tonnes de céréales bloquées dans les ports ukrainiens » rapporte Marie Jégo dans Le Monde du 9 juin 2022.
Montée en épingle par la diplomatie turque, la visite à Ankara, mercredi 8 juin, de Sergueï Lavrov, le ministre des affaires étrangères russe, n’a pas permis de faire avancer d’un pouce la question de l’acheminement de plusieurs millions de tonnes de blé bloquées dans les ports ukrainiens depuis le début de l’invasion russe, le 24 février.
Les efforts de médiation de la Turquie n’y auront rien changé, aucune trêve n’est en vue dans la « guerre du blé » entre la Russie et l’Ukraine, le Kremlin imposant des conditions jugées irréalisables selon Kiev.
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Moscou, qui contrôle désormais une bonne partie de la côte ukrainienne tandis que ses navires et ses sous-marins règnent sur la mer Noire et la mer d’Azov, empêche les exportations agricoles de l’Ukraine, au risque de déclencher une crise alimentaire mondiale. « En ce moment, nous avons 20 à 25 tonnes bloquées. Cet automne, on pourrait atteindre 70 à 75 millions de tonnes », avait affirmé le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, à la veille de la rencontre russo-turque, en précisant que son pays discutait aussi avec la Pologne et les pays baltes pour exporter de petites quantités de céréales par les chemins de fer.
Des rôles partagés
A Ankara, le chef de la diplomatie russe et son homologue turc, Mevlüt Çavusoglu, ont paru plus soucieux de dicter leurs conditions et de renforcer leur contrôle sur la mer Noire que de dénouer la crise. La Russie exige des contreparties, notamment le fait que les ports ukrainiens, en particulier Odessa, soient déminés et la levée, au moins partielle, des sanctions occidentales. Une revendication « légitime » selon M. Çavusoglu, qui s’est dit préoccupé par le fait que les « céréales et les engrais » russes sont l’objet des sanctions. En réalité, les produits agricoles russes ne figurent pas sur la liste des mesures de représailles, mais leur exportation est freinée par le gel des échanges financiers et des transactions bancaires avec Moscou.
Avec la morgue qui le caractérise, M. Lavrov a rejeté la responsabilité du blocus sur Kiev. « Si, comme nos amis turcs nous le disent, la partie ukrainienne est prête à sécuriser un passage entre les mines, alors cette question peut être résolue », a-t-il déclaré. « Nous sommes prêts à assurer la sécurité des navires qui quittent les ports ukrainiens, a-t-il ajouté lors d’une conférence de presse conjointe avec M. Çavusoglu. Nous sommes prêts à le faire en coopération avec nos collègues turcs. »
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Se voulant dominantes en mer Noire, leur pré carré, la Turquie et la Russie s’étaient entendues, bien avant la visite de M. Lavrov, sur une feuille de route pour la mise en place d’un corridor. Les rôles étaient partagés. La marine turque s’engageait à déminer les ports ukrainiens et à escorter les vraquiers chargés de céréales jusqu’à Istanbul.
Côté turc, des gains étaient même attendus, l’Ukraine s’étant engagée à effectuer une réduction sur le prix des céréales transférées du port d’Odessa vers le Bosphore. « Si l’accord se concrétise, nous aurons une remise de 25 % sur le grain », s’est réjoui Vahit Kirisçi, le ministre de l’agriculture turc. De son côté, Moscou acceptait de rompre son blocus maritime, à ses conditions, avec le soutien actif de la Turquie qui n’applique aucune sanction et sert désormais de refuge aux capitaux russes.
« Ses mots sont vides de sens »
Seule ombre au tableau, l’Ukraine, tenue à l’écart des discussions, a rejeté le plan russo-turc. Mardi soir, alors que l’avion de M. Lavrov atterrissait à Ankara, le gouvernement de Kiev a dévoilé ses conditions à la mise en place d’un corridor, à savoir la fourniture d’armes de défense côtière, l’implication de navires de l’OTAN en mer Noire et l’octroi de garanties de sécurité.
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M. Lavrov a beau assurer que Moscou ne profitera pas de la situation pour grignoter un nouveau morceau de la côte ukrainienne, les autorités ukrainiennes ne l’ont pas cru. Pas plus lorsqu’il a assuré que le président russe était prêt à se porter garant en cas d’accord. « C’est ce même Poutine qui a dit au chancelier allemand [Olaf] Scholz et au président français [Emmanuel] Macron qu’il n’attaquerait pas l’Ukraine, quelques jours avant de lancer une invasion à grande échelle de notre pays. Nous ne pouvons pas lui faire confiance, ses mots sont vides de sens », avait prévenu Dmytro Kuleba, le ministre des affaires étrangères ukrainien, peu auparavant.
« En forçant l’Ukraine à déminer ses ports, comme Odessa, cela donne à Moscou l’opportunité de lancer des débarquements amphibies pour prendre une plus grande partie du littoral et finir d’enclaver l’Ukraine », estimait pour sa part sur son blog l’économiste Timothy Ash, bon connaisseur de la région.
Le Monde, 9 juin 2022, Marie Jégo, Photo/Adem Altan/AFP