Quelques jours après le naufrage meurtrier du 14 juin de plus de 500 candidats à l’asile, au sud du Péloponnèse, d’autres exilés ont été brutalement refoulés aux frontières grecques. L’émotion suscitée par le drame n’était-elle qu’un leurre ? Par Maria Malagardis, Libération du 26 juin 2023.
Tant de cynisme, d’hypocrisie, laisse sans voix. On aurait pu croire que la tragédie du bateau surchargé, qui a fait naufrage en Grèce, au sud du Péloponnèse, dans la nuit du 13 au 14 juin, aurait suscité une onde de choc. Celle susceptible d’encourager une attention plus charitable à ceux qui n’ont pas eu la chance de naître du bon côté de la planète.
On se souvient d’une autre émotion. Celle suscitée par la mort du petit Aylan, enfant syrien de 4 ans retrouvé noyé, en septembre 2015, sur une plage turque après le naufrage de son embarcation en route vers la Grèce. A l’époque, les dirigeants européens, poussés par leurs opinions révoltées par ce décès si injuste, avaient accepté le principe d’une répartition de l’accueil des réfugiés. Cet élan de solidarité n’avait pas duré. Mais aujourd’hui, alors même qu’on suppose que des centaines de personnes, dont de nombreux enfants – et non pas un seul –, sont mortes noyées lors de l’un des plus meurtriers naufrages en Méditerranée, ce nouveau drame horrifiant ne provoque aucune remise en cause des pratiques illégales et criminelles de refoulement aux frontières orientales de l’Europe.
Vies brisées
Sans même respecter le temps du deuil pour ces naufragés, dont on ne retrouvera même pas les corps pour la plupart, les «pushback», ces refoulements illégaux et violents qui dénient le droit d’asile, ont continué dès les jours suivants. Sans aucun remords. Notamment à la frontière terrestre du nord de la Grèce, le long du fleuve Evros.
Une mère de quatre enfants, Yeliz Temir, l’a franchi avec sa fille aînée de 8 ans, le 17 juin, quatre jours seulement après le naufrage du bateau au large de Kalamata, dans le Péloponnèse. Elles seront rapidement appréhendées par la police grecque qui ne leur laissera aucune chance. Aucun recours pour faire entendre leurs droits à l’asile, pourtant légitimes : Kadir, le mari de Yeliz, est déjà emprisonné. Suspecté d’appartenir à la mouvance güleniste, liée à un opposant au régime, et cible des foudres du président Erdogan depuis le coup d’Etat raté de 2016.
Mais désormais l’homme fort d’Ankara, réélu le 28 mai, s’en prend aux épouses des prisonniers d’opinion. Après avoir vu sa peine confirmée, Yeliz a décidé de fuir avec au moins l’un de ses enfants. Brutalement refoulée après avoir atteint la Grèce, donc l’Europe, elle a été aussitôt envoyée en prison. Ses enfants ? «Ils seront placés dans des familles d’accueil», croit savoir une de ses compatriotes contactée par Libération. Voilà comment on brise des vies, et notamment l’innocence de l’enfance.
Attaque d’hommes masqués
Mais ces jours-ci, ce n’est pas le seul cas de refoulement indigne, concernant notamment des Turcs persécutés, qui ont toute légitimité à postuler au droit d’asile face à une répression implacable. Des vidéos postées jeudi 22 juin sur Twitter témoignent d’une attaque d’une violence hallucinante contre un groupe de 61 personnes, tous Turques, avec au moins dix enfants : après avoir franchi la frontière, on les voit se faire attaquer par des hommes masqués, en plein jour, alors qu’ils erraient dans la région d’Orestiada.
Peu auparavant, une jeune femme avait posté une autre vidéo, implorant en anglais : «Nous sommes ici pour raisons politiques. Nous avons faim, la situation est difficile, s’il vous plaît aidez-nous.» Il semblerait que ce soit le même groupe, même si leur nombre officiel est légèrement différent, au nom duquel la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à Strasbourg avait délivré une mesure provisoire demandant à la Grèce de ne pas les expulser. En vain. Après l’attaque des hommes masqués, tous seront refoulés en Turquie. Et combien sont désormais emprisonnés ? Encore d’autres vies brisées, pour la seule raison que l’Europe a renoncé à ses valeurs.