Après Wagner, c’est au tour de la Turquie de déployer des mercenaires syriens en Afrique afin de sécuriser ses alliances et investissements et approfondir son influence sur le continent. “Middle East Eye” a enquêté sur cette entreprise privée, mais proche de Recep Tayyip Erdogan, qui exporte les soldats perdus de la guerre civile syrienne.
Courrier International, le 8 juillet 2024
Des rebelles syriens ont été engagés pour combattre et protéger des mines d’or et des usines dans des pays africains, d’après plusieurs sources chez ces rebelles avec qui Middle East Eye a été en contact début juin.
Des combattants syriens – pour la plupart affiliés à l’Armée nationale syrienne (ANS) [rassemblement de groupes rebelles soutenus par la Turquie, fondé en 2017 lors de la guerre civile syrienne], une coalition de groupes armés de l’opposition qui travaille en étroite collaboration avec la Turquie dans le nord de la Syrie – ont affirmé que des centaines d’entre eux étaient déployés au Burkina Faso, au Niger et au Nigeria. Là-bas, ils assurent la sécurité d’entreprises, d’usines et de mines exploitées par la Turquie, ou prennent en charge des services de protection dans des pays où l’État islamique est une menace pour la sécurité locale.
Derrière Sadat, un ancien conseiller d’Erdogan
Un combattant de l’ANS qui utilise le pseudonyme Deyri a été engagé pour une mission en Afrique et a déclaré que les recrues n’agissaient pas seules mais en groupes. “Le commandement n’est pas aux mains de Syriens. Parfois, on signe pour protéger des entreprises turques, parfois pour combattre l’État islamique et parfois pour garder des mines ou des usines.”
Des informations faisant état de rebelles syriens envoyés en Afrique ont commencé à apparaître dans les médias occidentaux ; ces personnes ont déclaré avoir reçu une formation de courte durée avant d’être déployées. Middle East Eye n’a pas identifié les organisations qui assurent l’entraînement des recrues.
Des membres de l’ANS ont affirmé aux médias qu’ils avaient été recrutés via la Division Sultan Mourad [groupe rebelle turkmène de la guerre civile syrienne créé en mars 2013. Soutenu par la Turquie et les États-Unis, il a recruté principalement des combattants turkmènes du nord de la Syrie] et que leur contrat durait de six mois à un an, pour un salaire mensuel de 1 500 dollars [1 400 euros]. Sadat, une société turque de défense paramilitaire controversée, serait derrière le recrutement de membres de l’ANS destinés à se rendre en Afrique. Ce sont des allégations que les dirigeants de l’entreprise réfutent fréquemment.
Les partis d’opposition turcs affirment depuis longtemps que Sadat, dirigée par un ancien conseiller du président turc [le général de brigade en retraite Adnan Tanriverdi], fonctionne comme une armée privée qui est mobilisée lors d’opérations clandestines de l’État turc au Moyen-Orient. La société l’a nié à de multiples reprises et a demandé que des preuves soient avancées. Elle déclare travailler en toute transparence avec des États de la région à des fins de conseil et d’entraînement.
Deyri, le rebelle syrien, n’était pas en mesure de confirmer les accusations portées contre Sadat. “J’ai déjà entendu ce nom, mais j’ai signé avec Sultan Mourad”, explique-t-il.
De la Libye au Niger
Des sources parmi les rebelles affirment que le premier groupe qui a été déployé, en février, comptait au moins 500 combattants, dont beaucoup sont restés au Niger et d’autres sont partis au Nigeria et au Burkina Faso. Ces pays d’Afrique de l’Ouest ont acheté des drones militaires à la Turquie en 2023. Le recrutement des rebelles aurait commencé en octobre 2023.
Un autre membre de l’ANS, actuellement au Niger et répondant au pseudonyme Mahmut, a expliqué qu’il était chargé d’une mission de protection, tout en s’abstenant d’en dire plus. Mahmut comme Deyri disent faire partie de groupes distincts au sein de l’ANS, mais tous deux ont signé leur contrat avec la Division Sultan Mourad, soutenue par la Turquie.
Quant au nombre de factions de l’ANS et au nombre de combattants déployés, les informations données par les rebelles n’étaient pas concordantes. Ils ont toutefois confirmé qu’au moins cinq groupes de l’ANS avaient envoyé leurs combattants et certains de leurs commandants dans les trois pays d’Afrique de l’Ouest.
La Turquie a déjà déployé des combattants syriens en Libye pour soutenir un gouvernement siégeant à Tripoli et pris au piège dans une guerre civile, et elle en a envoyé en Azerbaïdjan quand cet État combattait des forces arméniennes dans le Haut-Karabakh.
L’utilisation que fait Ankara des drones militaires, des forces syriennes et des commandants turcs aurait été cruciale pour empêcher que les forces de Khalifa Haftar et son gouvernement de l’Est prennent Tripoli en [avril] 2020. Des méthodes comparables se sont révélées utiles à la conquête du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan en 2020. La Turquie a officiellement nié avoir déployé des forces étrangères sur ces théâtres d’opérations, mais des sources ont indiqué à Middle East Eye dès décembre 2019 qu’Ankara avait prévu d’envoyer des combattants rebelles syriens en Libye contre les forces de Khalifa Haftar.
Pauvreté et avidité
Un chef militaire des forces rebelles syriennes a affirmé que le recrutement par la Turquie de membres de l’ANS pour travailler en Afrique avait tout de suite créé une polémique au sein des groupes armés d’opposition. “Nous avons une alliance et une fraternité privilégiées avec la Turquie. Mais cette relation a été exploitée par des commandants cupides au fil du temps, estime-t-il. De nombreux groupes qui maintiennent leur caractère révolutionnaire [contre la présidence de Bachar El-Assad en Syrie] et conservent des liens très étroits avec la Turquie n’ont pas envoyé de combattants en Libye, en Azerbaïdjan ou dans d’autres pays. Le problème, c’est que toute l’ANS est assimilée au mercenariat en raison des ambitions de quelques chefs.”
Un deuxième commandant de l’ANS pense que le chômage et la pauvreté provoqués par la longue guerre, qui touche 90 % de la population syrienne, ont poussé des combattants à devenir mercenaire à l’étranger pour gagner leur vie.
Il a été engagé pendant de nombreuses années dans l’Armée syrienne libre, une grande coalition de groupes d’opposition créée au début de la guerre en 2011, puis il s’est déplacé dans des régions sous contrôle turc après avoir perdu des batailles contre le Front Al-Nosra (affilié à Al-Qaida), aujourd’hui devenu l’Organisation de libération du Levant.
Selon lui, dans les zones sous le contrôle des rebelles dans le nord de la Syrie on a assisté à des perturbations de l’aide humanitaire à la suite des pressions exercées par la Russie et la Chine. Il fait référence à des votes au Conseil de sécurité de l’ONU qui ont mis en péril les opérations humanitaires. Le Programme alimentaire mondial s’est retiré du pays le 1er janvier 2024.
“Aujourd’hui, un combattant de l’ANS tente de faire vivre sa famille avec un salaire de 1 500 livres turques [44 euros], dont la moitié est prélevée par des chefs militaires qui réclament des dessous-de-table, détaille le second commandant. D’Afrine à Hassaké, de Damas à Boukamal, le mercenariat est le seul secteur qui recrute dans tout le pays.”
Mercenariat versus idéal révolutionnaire
Un juriste qui vit dans des zones sous contrôle du gouvernement intérimaire syrien dans le nord de la Syrie explique que les déploiements de rebelles à l’étranger opposent les révolutionnaires aux mercenaires. “Les chefs militaires qui acquièrent pouvoir et fortune grâce à des missions à l’étranger se sont éloignés de la révolution et se sont créé de petits empires”, explique-t-il.
“Ils ne suivent plus les règles. Ils pensaient que leurs actes criminels seraient passés sous silence. Et ils avaient raison. La Turquie n’a pas fait cas des crimes commis”, ajoute-t-il à propos des atteintes aux droits humains qui ont été recensées dans les régions du nord de la Syrie sous le contrôle de l’ANS.
Le juriste est aussi convaincu que le mercenariat a un effet négatif sur la révolution syrienne en tant que projet. “Les missions en dehors de la Syrie affaiblissent la représentation politique de l’opposition syrienne ainsi que sa légitimité aux yeux du grand public.”