Deux accords, l’un sécuritaire et l’autre économique, ont été signés entre la Somalie et la Turquie. Mogadiscio approfondit ainsi ses liens avec Ankara, sur fond de tensions avec l’Éthiopie voisine. De son côté, la Turquie renforce sa présence dans une zone hautement stratégique.
Courrier International, le 16 mars 2024
Le 7 mars, la Turquie et la Somalie ont signé un accord d’exploration et de forage énergétiques. Selon l’édition anglophone du site Middle East Eye, qui rapporte l’information, cet accord bilatéral, qualifié d’“historique” par les deux parties, porte sur des réserves d’hydrocarbures situées dans la zone économique exclusive somalienne. Il devrait permettre à la Turquie de développer les ressources maritimes de la Somalie dans ce périmètre.
Cette zone maritime s’annonce prometteuse puisque des rapports du gouvernement américain indiquent que la Somalie pourrait disposer d’au moins 30 milliards de barils de réserves de pétrole et de gaz. Mais d’importants investissements sont nécessaires pour les rendre disponibles. Et c’est là qu’Ankara intervient, le pays disposant d’une expérience dans l’exploration énergétique offshore en Méditerranée et dans la mer Noire.
En échange de cette aide, rapporte de son côté The New Arab, Ankara recevra 30 % des revenus de la zone économique exclusive et l’accord devrait ouvrir la voie aux entreprises turques pour investir dans des domaines tels que l’exploration gazière et pétrolière, et le tourisme.
Cet accord économique, signé à Istanbul par le ministre de l’Énergie turc, Alparslan Bayraktar, et le ministre du Pétrole et des Ressources minérales somalien, Abdirizak Omar Mohamed, intervient un mois après la signature d’un autre accord, de sécurité celui-là.
Au cœur des voies maritimes mondiales
En effet, le 21 février dernier, Middle East Eye rapportait dans un autre article que les autorités somaliennes avaient officiellement approuvé un accord de coopération en matière de défense avec la Turquie. Cet accord autorise Ankara à construire, entraîner et équiper la marine somalienne et à défendre ses eaux territoriales.
Plus précisément, indique de son côté New Arab, l’accord donnerait à Ankara le pouvoir de garantir la protection des 3 333 kilomètres de côtes somaliennes et de ses frontières maritimes contre toute menace. Autrement dit, cet accord de défense donne mandat à la Turquie pour défendre les eaux maritimes somaliennes contre le terrorisme, la piraterie et toute menace extérieure susceptible de violer les droits de l’État somalien au cours des dix prochaines années.
Avant ces deux signatures, la Turquie était déjà présente dans la Corne de l’Afrique, notamment à travers la formation des soldats somaliens, diverses sociétés de gestion portuaires et aéroportuaires, éducatives et sanitaires et la principale base militaire turque à l’étranger, située à Mogadiscio. Cette base militaire, complète New Arab, forme un complexe comprenant une base militaire et un collège militaire de formation des soldats somaliens, avec plus de 10 000 soldats diplômés depuis son ouverture en 2007.
Ces deux accords interviennent dans un contexte de tensions entre la Somalie et l’Éthiopie, rappelle le site panarabe. En effet, en janvier dernier, l’Éthiopie enclavée avait acquis un accès naval et commercial sur le golfe d’Aden, en Somaliland, grâce à la possibilité d’utiliser le port de Berbera. La Somalie avait fortement critiqué cet accord, y décelant une reconnaissance de l’indépendance de la région séparatiste, souveraineté que Mogadiscio n’a jamais reconnue. Dans cette affaire, Mogadiscio avait reçu le soutien d’Ankara. Ce double arrimage somalien à Ankara pourrait donc être compris comme le renforcement de la position de Mogadiscio dans son conflit avec Addis-Abeba.
Cependant, comme le note justement Middle East Eye, Ankara entretient également des liens étroits avec l’Éthiopie, notamment à travers la livraison de drones militaires qui avaient fait leurs preuves en empêchant la prise de sa capitale, Addis-Abeba, par les forces tigréennes en 2022. En outre, souligne New Arab, les liens entre Ankara et Addis-Abeba demeurent solides, la Turquie restant le deuxième principal investisseur, derrière la Chine, dans le pays africain.
C’est donc une “présence turque multidimensionnelle”, comme la qualifie New Arab, qui a pris place dans la Corne de l’Afrique, dans un contexte géopolitique régional volatile et dans une région du monde stratégiquement centrale. “De nombreux observateurs estiment que la coopération militaire et sécuritaire dans le cadre de ces accords augmentera l’influence de la Turquie sur des voies navigables extrêmement sensibles au commerce international”, affirme ainsi le site.
“Partenaires égaux” ou néo-ottomanisme conquérant ?
Une influence d’autant plus croissante que New Arab fait le lien entre ce rapprochement turco-somalien et l’accord signé en février dernier entre la Turquie et Djibouti. Cet agrément prévoyait une coopération dans le domaine de la formation militaire et une coopération financière également militaire.
La presse turque interroge aussi ce double lien noué avec la Somalie et l’activité turque dans la Corne de l’Afrique. Les liens tissés entre la Turquie et la Somalie depuis 2011 – date de l’ouverture de l’ambassade turque dans le pays – doivent “servir de modèles pour nos relations avec les autres pays du continent africain”, se félicite ainsi le quotidien progouvernemental Sabah.
Dans la droite ligne du renouveau d’un néo-ottamanisme encouragé par le pouvoir islamo-conservateur du président Recep Tayyip Erdogan, le quotidien souligne que “[leurs] liens remontent à plus de cinq siècles, quand la flotte ottomane protégeait ses eaux contre les incursions des Portugais”. Pour autant, si le passé impérial est porté au pinacle, il ne s’agit pas de verser dans le néocolonialisme, se défend le quotidien : “Nos relations avec l’Afrique se font uniquement sur le mode gagnant-gagnant, en tant que partenaires égaux, il ne s’agit pas d’une approche néocoloniale mais de partenariats équitables.”
Alors qu’Ankara s’est rapproché ces derniers temps des Émirats arabes unis, jadis son pire rival dans la région, l’activisme turc dans la Corne de l’Afrique pourrait à nouveau tendre les relations avec Abou Dhabi, souligne une analyse du média en ligne Turkey Recap.
Les deux pays ont en effet des intérêts divergents dans la région, et sont impliqués à des degrés divers dans deux guerres civiles qui ravagent le nord du continent, en Libye et au Soudan. Si les Émirats devaient choisir de se ranger aux côtés de l’Éthiopie et du Somaliland, cela ajouterait aux tensions avec Ankara et pourrait remettre en cause la politique de réconciliation à l’œuvre depuis début 2021.