« Le journal turc Daily Sabah, connu pour son alignement sur les thèses de l’AKP au pouvoir à Ankara, prétend que les Juifs et les francs-maçons seraient à l’origine des « déportations » arméniennes » rapporte Nicolas Bernard dans Conspiracy Watch.
« Le voleur habile est celui qui fait pendre le volé », dit un proverbe turc. Plus de cent ans après la perpétration du génocide arménien en pleine Première Guerre mondiale, la Turquie persiste à en nier la matérialité. Et pour cause : la négation du crime absolu est consubstantielle à la formation de la Turquie moderne. De fait, la République fondée en 1923 par Mustafa Kemal sur les ruines de l’Empire ottoman, avait besoin du soutien de l’administration et des cadres dirigeants impliqués dans le génocide. Et puis, on ne bâtit rien sur un charnier : sauf à s’effondrer de lui-même, l’ultra-nationalisme turc revendiqué par le nouvel État ne pouvait tolérer qu’une telle atrocité encombre la mémoire collective [1].
D’où une négation constante, inlassable, acharnée de l’évidence, sur tous les fronts y compris Internet [2], malgré quelques concessions temporaires et épisodiques [3], et selon des procédés bien connus : la Turquie n’a commis aucun génocide, et les Arméniens ont fait l’objet de mesures de sécurité (incluant des déportations) car ils soutenaient la Russie (alors ennemie des Ottomans), manière de prétendre qu’ils l’ont bien cherché [4]…
« Imaginons ce que peuvent ressentir les minorités arméniennes, écrivait Pierre Vidal-Naquet en 1984. Imaginons Faurisson ministre, Faurisson président de la République, Faurisson général, Faurisson ambassadeur, Faurisson président de la Commission historique turque, membre du Sénat de l’université d’Istanbul, Faurisson membre influent des Nations unies, Faurisson répondant dans la presse chaque fois qu’il est question du génocide des Juifs. Bref, un Faurisson d’État doublé d’un Faurisson international et, avec tout cela, Talaat-Himmler jouissant depuis 1943 d’un mausolée solennel dans la capitale. » [5]
Récemment, ce négationnisme a franchi une étape. Le 30 janvier 2022, le quotidien turc Daily Sabah, organe particulièrement favorable au gouvernement d’Ankara, a publié un article imputant la « déportation arménienne » (le mot « génocide » est évidemment soigneusement éludé) aux Juifs et aux francs-maçons. Mêlant insinuations et « bourrage de crâne », le texte multiplie les contre-vérités et affirmations gratuites dans une prose on-ne-peut-plus confuse, qui tient du pâté d’alouette complotiste.
Des manigances judéo-maçonnico-italiennes…
L’article s’ouvre ainsi sur Staline qui, fuyant la police tsariste en 1907, aurait trouvé refuge dans un monastère arménien à Venise. L’allégation tient toutefois, semble-t-il, de la simple rumeur, et révèle surtout une ridicule tentative de faire des Arméniens les complices du – futur – totalitarisme communiste [6]. Mais le pire est à venir.
Car l’auteur enchaîne ensuite sur Venise, pour prétendre qu’elle serait le berceau de la franc-maçonnerie (!) ; que les Juifs auraient secrètement dominé la ville pendant plusieurs siècles (alors qu’ils étaient parqués dans un ghetto [7]) ; que les Arméniens auraient tenté de fonder une secte s’inspirant de l’ordre des Jésuites, fondé par le Vénitien Ignace de Loyola, dont on nous précise qu’il était « allegedly jew » (alors qu’il n’était pas Juif) ; et que, de fil en aiguille, le mouvement des « Jeunes Turcs » né à la fin du XIXe siècle serait la résultante de ces influences juives, maçonniques et italiennes – bref, un produit d’importation.
Conclusion bien pratique, quand on sait que les auteurs du génocide des Arméniens sont issus des « Jeunes Turcs » ! Mais l’article ne s’arrête pas en si bon chemin : lesdits « Jeunes Turcs », non seulement auraient été façonnés par un complot judéo-maçonno-italien, mais auraient pris le pouvoir en 1908-1909 avec l’aide de « gangs bulgares, grecs, juifs, macédoniens, albanais et arméniens » ! Et pour étayer son propos, l’auteur reprend à son compte, sans sourciller, les « réflexions » de l’ambassadeur britannique auprès de l’Empire ottoman au début du XXe siècle, Sir Gerard Lowther, lesquelles révélaient surtout sa paranoïa et son hystérie antisémite et anti-maçonnique [8].
Daily Sabah croit également utile de rappeler les alliances conclues entre les Jeunes Turcs et les réformistes nationalistes arméniens avant la prise du pouvoir – aux fins de mélanger coupables et victimes. « Oubliant », au passage, que si de telles alliances ont bel et bien été conclues, elles avaient pour vocation, côté arménien, d’améliorer le sort de leur communauté discriminée et persécutée [9]. Sachant qu’une fois au pouvoir, les Jeunes Turcs ne tarderont pas à être dominés par leurs tendances les plus radicalement chauvinistes, adeptes d’une idéologie « turquiste » excluant les autres minorités. Un fait totalement passé sous silence par l’article de Daily Sabah, ce qui ne saurait surprendre quand on sait que ce « turquisme » est au cœur de la légitimité que revendique la République turque.
La « déportation arménienne »
L’article en vient alors aux « déportations » proprement dites. D’abord pour les minimiser (elles ne sont pas génocidaires et ne concernent que « des milliers d’Arméniens », dont « certains moururent ou furent tués sur le trajet »). Ensuite pour noyer le poisson autour des responsabilités : elles sont commises par un gouvernement « jeune-turc » peuplé de francs-maçons (notamment Talaat Pacha, l’un des principaux architectes du génocide), financé par « les Juifs allemands » (que n’ont-ils financé, décidément ?), sous la supervision d’« officiers allemands » (enfin, surtout des Juifs allemands) et turcs (qui, eux, montrent tout de même un peu de pitié). Ou comment, à force de désigner tout le monde en insistant sur les Juifs, escamoter l’éléphant dans la pièce – turc, en l’occurrence.
Et pour enfoncer le clou, Daily Sabah allègue que les sionistes – du moins l’un d’entre eux, Alfred Nossig – auraient soutenu la « déportation ». Sophisme classique qui, d’un cas singulier, généralise l’accusation à l’ensemble des Juifs, ce qui manque d’autant plus de sérieux que les Juifs qui peuplaient l’Empire ottoman étaient eux-mêmes discriminés, persécutés et, bien évidemment, sans la moindre influence sur les dirigeants turcs [10].
Certes, avant la Première Guerre mondiale les mouvements et intellectuels sionistes étaient divisés quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de l’Empire ottoman : si bien des dirigeants sionistes, incluant Theodor Herzl, cherchaient son appui pour faciliter l’établissement des Juifs en Palestine, d’autres, tels que Bernard Lazare et Itamar Ben-Avi, refusaient de se compromettre avec un régime qui, déjà, persécutait et massacrait les Arméniens. Pendant la guerre, les lignes de fractures du sionisme paraissent toutefois épouser celles des belligérants : alors que Nossig, sioniste allemand, donc ressortissant d’un pays allié de la Turquie, courtise ouvertement le pouvoir turc en fermant les yeux sur ses atrocités, d’autres, tels que le réseau d’espionnage pro-britannique « Nili », dénoncent le génocide et viennent en aide aux victimes [11].
Un produit de l’ère Erdogan
« Erreurs », « oublis », et manipulations agrémentent ainsi l’article de Daily Sabah. Mais ce dernier inaugure un nouveau procédé négationniste dans l’« argumentaire » officiel turc : tout en niant le crime, tout en accablant de reproches les Arméniens (taxés, comme toujours, de terrorisme et de trahison), il attribue cette fois la « déportation arménienne » aux agissements d’une conspiration judéo-maçonnique étrangère, qui aurait créé, inspiré, financé, armé, encadré et soutenu les « Jeunes Turcs », d’où sont issus les génocidaires – enfin, les organisateurs de la « déportation ».
Ce véritable « bond en avant » rhétorique résulte probablement de la conjonction de deux facteurs propres au régime d’Erdogan. Le premier, d’ordre intérieur : ce gouvernement, qui se proclame à la fois nationaliste et islamiste, marque sa distance mémorielle avec les « Jeunes Turcs », mouvement hétérogène qui comprenait dans ses rangs maintes personnalités désireuses de s’affranchir de l’Islam. Attaquer les Juifs, la franc-maçonnerie, user de xénophobie s’inscrit, en l’occurrence, dans une logique de cimentation intérieure, autour d’une seule nation, d’une seule religion.
Le second, d’ordre diplomatique, intéresse la relation d’Ankara à Israël. Certes, ce dernier pays, pour ménager la Turquie, a constamment évité de reconnaître officiellement le génocide des Arméniens. Mais les relations diplomatiques de ces deux États sont, depuis plusieurs années, en dents de scie, ce qui pourrait expliquer la sortie antisémite et conspirationniste de Daily Sabah. Après tout, le complotisme est aussi affaire d’agit-prop.
Conspiracy Watch, 7 février 2022, Nicolas Bernard
Notes :
[1] Voir sur ce point Laure Marchand et Guillaume Perrier, La Turquie et le fantôme arménien. Sur les traces du génocide, Paris, Actes Sud, 2013 (préface de l’historien turc Taner Akçam).
[2] Gilles Karmasyn, « La négation du génocide arménien », Revue d’Histoire de la Shoah/Le Monde Juif, n°177-178, janvier-août 2003, p. 504-550.
[3] Jennifer M. Dixon, « Turkeys Narrative of the Armenian Genocide : Change within Continuity », in Conseil scientifique international pour l’étude du génocide des Arméniens (dir.), Le génocide des Arméniens, Paris, Armand Colin, 2015, p. 249-256.
[4] Sur les procédés rhétoriques du négationnisme turc, lire Yves Ternon, Enquête sur la négation d’un génocide, Marseille, Parenthèses, 1989 et, du même auteur, Du négationnisme. Mémoire et tabou, Paris, Desclée de Brouwer, 1999. L’historien turc Taner Akçam, l’un des premiers universitaires turcs à reconnaître le génocide, a de nouveau pulvérisé l’argumentaire officiel d’Ankara dans le remarquable Ordres de tuer. Arménie 1915, Paris, CNRS Editions, 2020 (trad. de l’anglais).
[5] Pierre-Vidal Naquet, préface au Crime du silence. Le génocide des Arméniens (éd. : Tribunal permanent des Peuples), Paris, Champs-Flammarion, 1984, p. 15.
[6] Au début de 1907, le jeune Staline, activiste révolutionnaire, était effectivement en fuite, mais dans le Caucase. Ce n’est qu’à compter du mois d’avril qu’il s’est rendu en Europe, en passant, non par l’Italie, mais par Bakou, Saint-Petersbourg, Stockholm et Copenhague, pour retrouver Lénine à Berlin puis participer, à Londres, à une réunion politique. Voir Simon Sebag-Montefiore, Le Jeune Staline, Paris, Calmann-Lévy, 2007 (trad. de l’anglais).
[7] Voir Riccardo Calimani, Histoire du ghetto de Venise, Paris, Tallandier, 2008.
[8] Sur les divagations de Lowther, voir Elie Kedourie, « Young Turks, Freemasons and Jews », Middle Eastern Studies, 1971, vol. 7, n°1, p. 89-104. L’auteur de l’article de Daily Sabah a sans aucun doute exploité cet article, d’où il tire ses citations d’une correspondance de Lowther de 1910, mais a préféré citer directement la cote archivistique du document, pour donner davantage de sérieux à sa « démonstration »…
[9] Sur les calculs, espoirs et malentendus régnant au sein des milieux réformistes ottomans, incluant Jeunes Turcs et mouvements arméniens, voir Erdal Kaynar, « L’opposition ottomane, le Comité Union et Progrès et la révolution de 1908 », Le génocide des Arméniens, op. cit., p. 6-14.
[10] Voir Georges Bensoussan, « Juifs de l’Empire ottoman à la fin du XIXe siècle », Le Génocide des Arméniens, op. cit., p. 92-103.
[11] Yair Auron, « Attitudes du mouvement sioniste, du Yishuv et de l’État d’Israël à l’égard du génocide des Arméniens », in Comité de Défense de la Cause arménienne (dir.), L’actualité du Génocide des Arméniens, Créteil, Edipol, 1999, p. 420-423. Sur les compromissions de Nossig, lire Hans-Lukas Kieser, Talaat Pasha. Father of Modern Turkey, architect of genocide, Princeton, Princeton University Press, 2018, p. 285-290.