Gel du traité sur les forces conventionnelles en Europe par la Turquie – Patrice Moyeuvre / IRIS

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Par décision n°8300 du 4 avril 2024 du président de la République parue le jour suivant au journal officiel, la Turquie a décidé, conformément à l’article 3 de son décret présidentiel n°9, de « geler », à partir du 8 avril 2024, la mise en application du traité sur les forces conventionnelles en Europe signé le 19 novembre 1990 à Paris. Cet accord a été approuvé par la partie turque le 1er juillet 1992 par décision n°92/3250 du conseil des ministres.

L’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), le 16 avril 2024, par Patrice Moyeuvre

Le décret présidentiel n°9 du 15 juillet 2018 auquel il est fait référence définit les principes et les modalités d’approbation des accords internationaux. Le paragraphe 3 de son article 3 (approbation) précise que « les dates où certaines dispositions d’un accord international, ou d’un accord international qui lie la République de Turquie, entrent en vigueur pour ce qui concerne la République de Turquie, les dates où le champ d’application d’un accord international est modifié, ainsi que les dates où la mise en application d’un accord international est gelée ou dénoncée, sont publiées au journal officiel avec en référence la décision présidentielle »[1]. Dans le texte de la décision n°8300 du 4 avril 2024, on parle bien de « gel » (« durdurulmasına ») et non de sortie (« sona erdiği ») de l’accord. Cette position a été confirmée, dès le 5 avril, par le porte-parole du ministère des Affaires étrangères de la République de Turquie, M. Öncü Keçeli.

Cette décision n’est pas vraiment une surprise. En effet, dans son communiqué de presse n°289 paru l’an dernier, le même ministère déclarait qu’à la suite du retrait de la Russie du traité FCE, le 7 novembre 2023, « notre pays, ainsi que d’autres pays membres de l’OTAN parties prenantes de ce traité, avaient été contraints, dans ces conditions, de suspendre la mise en œuvre du traité tant que cette décision sera perçue comme étant nécessaire »[2]. La Turquie mettait ainsi en avant « l’impossibilité pratique » de mettre en œuvre le traité FCE, tout en sachant que la Russie avait, au préalable, suspendu l’application de ce traité sur son territoire par décret présidentiel du 14 juillet 2007.

Élaboré sous l’égide de l’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) avec, au départ, 22 pays signataires rejoints plus tard par 8 autres, le traité sur les forces conventionnelles en Europe (traité FCE) a pour objectif, selon son préambule, de prévenir tout conflit armé en Europe ou, a minima, d’éliminer toute capacité de lancer une attaque par surprise ou d’entreprendre une action offensive de grande envergure. À cet effet, il limite les quantités d’armements et d’équipements conventionnels (chars de bataille, véhicules blindés de combat, pièces d’artillerie, avions de combat et hélicoptères d’attaque) dans la zone d’application du traité. D’autres dispositions sont prévues comme l’instauration de mécanismes de transparence, ou encore le principe selon lequel aucune force étrangère ne peut stationner sur le territoire d’un État signataire sans son consentement.

Le FCE scellait la fin de la guerre froide en Europe, mais il est rapidement devenu obsolète avec l’évolution du contexte stratégique européen illustrée par l’éclatement de l’ex-Yougoslavie et la résurgence des conflits sur son sol, notamment en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. En conséquence, un accord d’adaptation du traité, dit « traité FCE adapté », a été adopté lors du sommet de l’OSCE à Istanbul le 19 novembre 1999. Ce texte a pour ambition, selon la déclaration du sommet, d’apporter un degré plus élevé de stabilité militaire grâce à un système plus strict de limites, à une transparence accrue, et à des niveaux moins élevés de forces armées conventionnelles dans sa zone d’application.

La zone d’application du traité est définie au paragraphe B de son article 2. Pour la Turquie, elle concerne la partie de son territoire située au nord et à l’ouest d’une ligne partant du point d’intersection de la frontière turque avec le 39e parallèle (sur la frontière iranienne, au nord-est du lac de Van), passant par Muradiye, Patnos, Karayazı, Tekman, Kemaliye, Feke, Ceyhan, Doğankent et Gözne, et allant jusqu’à la mer. Ainsi, une grande partie du Sud-est anatolien échappe aux dispositions du traité FCE (cf. carte suivante), la raison officielle étant l’inapplicabilité du principe de la réciprocité puisque les pays voisins de cette zone ne sont pas parties prenantes du traité. Une autre explication pourrait être de ne pas soumettre à la surveillance de pays tiers, et aux limitations d’armes, ces zones d’affrontements récurrents entre les forces de sécurité turques et le PKK.

© Le Cartographe
Zone ATTU : zone géographique allant de l’Atlantique à l’Oural.

La décision de la Turquie de geler la mise en application du traité sur les forces conventionnelles en Europe peut être perçue de trois manières.

Membre fidèle de l’OTAN comme le rappellent, d’une manière récurrente, les autorités politiques à Ankara, la Turquie s’inscrit dans la continuité des décisions similaires prises par d’autres pays alliés comme les États-Unis, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg ou encore le Canada. Il est probable que les positions prises en ce sens par d’autres pays voisins non membres de l’OTAN, comme la Moldavie, confortent la Turquie dans cette orientation politique.

Ensuite, la Turquie est un pays qui, compte tenu de son environnement régional compliqué, a développé une expertise juridique de premier plan sur la lecture et l’interprétation des textes internationaux. La réciprocité étant, pour les Turcs, un élément essentiel des accords, traité FCE compris, ils ne peuvent pas accepter une situation dans laquelle ils restent engagés alors que la Russie s’est retirée.

Enfin, on pourrait voir dans la position d’Ankara une sorte de dépit face aux échecs de ses tentatives de médiation dans le conflit russo-ukrainien, notamment concernant l’accord sur le corridor céréalier suspendu par Moscou le 17 juillet 2023.

Pour autant, la Turquie reste partie prenante des autres mécanismes de contrôle des armements mis en place dans le cadre de l’OSCE, comme le document de Vienne sur les mesures de confiance et le traité ciel ouvert.

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[1] « Bir milletlerarası andlaşmanın veya Türkiye Cumhuriyetini bağlayan bir milletlerarası andlaşmanın belli hükümlerinin Türkiye Cumhuriyeti bakımından yürürlüğe girdiği, bir milletlerarası andlaşmanın uygulama alanının değiştiği, uygulanmasının durdurulduğu ve sona erdiği tarihler; Cumhurbaşkanı kararı ile tespit olunarak Resmî Gazete’de yayımlanır ».

[2] « Ülkemiz, bu koşullar altında, NATO Müttefiki diğer AKKA taraf devletleriyle birlikte Antlaşma’nın uygulamasını gerek duyulacak bir süre için askıya almak durumunda kalmıştır ».

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