Dans un article du Al-Montior, le journaliste turc Fehim Tastekin rapporte la surprise qu’a provoqué en Europe les récentes menaces du président Recep Tayyip Erdogan d’y envoyer des prisonniers suspectés d’appartenir à l’Etat islamique (IS). “Cela fait suite à sa campagne de chantage en octobre, lorsqu’il s’est engagé à inonder l’Europe de 3,6 millions de réfugiés syriens” écrit Tastekin le 22 novembre. Il poursuit: “Erdogan choisit de s’attaquer à ses problèmes avec l’Europe non pas par le dialogue, mais plutôt par l’intimidation”
Erdogan s’est exprimé ainsi en répondant à l’avertissement de l’Union européenne concernant d’éventuelles sanctions contre les opérations de forage de la Turquie en Méditerranée orientale. Il a sommé l’UE de “reconsidérer (son) attitude à l’égard de la Turquie, qui compte tant de membres de l’Etat Islamique dans ses prisons et aussi en Syrie”. Ces portes a-t-il ajouté “peuvent être déverrouillées et des individus peuvent vous être envoyés. N’essayez pas d’intimider la Turquie au sujet des développements de la situation à Chypre.”
Personne ne s’attendait, écrit Tastekin, à ce que “la question des prisonniers membres de l’Etat Islamique devienne un élément de la guerre de l’énergie en Méditerranée orientale. Mais Ankara est en colère parce que le gouvernement chypriote poursuit l’exploration pétrolière et gazière sans garantir les droits de la partie turque, et que l’UE soutient Chypre.”
En effet la Grèce, qui avait conclu des accords d’exploration avec l’ENI italien, avec Total et avec les américains Noble et ExxonMobil a obtenu l’année dernière le plein soutien des États-Unis et de l’UE pour ces explorations. “Au début de cette année, la République de Chypre, la Grèce, Israël, l’Italie, la Jordanie, la Palestine et l’Égypte ont créé au Caire le Forum gazier de la Méditerranée orientale” précise Tastekin. Il poursuit :
“En juillet, les opérations de forage menées par la Turquie près de Chypre ont incité l’UE à menacer de sanctions qui prévoyaient de rompre les contacts de haut niveau avec la Turquie, de suspendre l’accord global de transport aérien et de réduire de 145,8 millions d’euros (…) le financement qu’elle devait fournir jusqu’en 2020. Le 11 novembre, l’UE a annoncé le cadre des sanctions visant les personnes et les institutions participant aux activités d’exploration de la Turquie.”
Tastekin rapporte également que “le 11 novembre, un citoyen américain d’origine jordanienne connu sous le nom de Muhammed darwis B – un membre présumé du l’EI qui était détenu dans un centre de rapatriement en Turquie – a été envoyé en Grèce comme il l’avait demandé. La Grèce lui a refusé l’entrée (….) Quelques jours plus tard, les États-Unis ont accepté de le recevoir. Lorsqu’il est arrivé le 25 novembre, on lui a permis d’entrer et de se déplacer pour rendre visite à des parents.”
L’article fait un quasi bilan des renvois vers l’Europe d’individus suspectés d’avoir appartenu à l’EI : “Une personne a été envoyée au Danemark. Sept ressortissants allemands ont été envoyés à Berlin le 14 novembre et deux à Francfort le 15 novembre. Onze Français et deux Irlandais seraient les prochains en lice. Le système juridique européen offre des flexibilités qui peuvent profiter aux membres de l’EI. Si les personnes envoyées en Allemagne ne sont pas définitivement impliquées dans des affrontements armés, des meurtres ou des actes de torture, elles peuvent éviter le processus judiciaire. Le simple fait d’avoir voyagé dans des zones contrôlées par les EI ne suffit pas ; les procureurs veulent des preuves que les personnes renvoyées ont rejoint intentionnellement les EI. Toutefois, la France a déclaré que, bien qu’elle préfère que les personnes soupçonnées d’être EI soient jugées dans les pays où elles ont commis des crimes, elle poursuivra néanmoins ceux qui sont renvoyés par la Turquie.”
Tastekin rapporte les données officielles selon lesquelles les prisons turques hébergent 1 180 personnes soupçonnées d’appartenir à l’EI, 250 attendent dans les centres de rapatriement et 850 dans les zones contrôlées par la Turquie en Syrie. “On estime également à 90 000 le nombre de suspects affiliés à l’EI dans les camps kurdes en Syrie. Ankara a été accusée d’avoir permis à des prisonniers de s’évader pendant l’opération qu’elle a lancée en Syrie le mois dernier.”
Les problèmes que suscite en Europe le renvoi des membres de l’EI dans leur pays d’origine sont tellement importants aux yeux de Tastekin qu’il considère qu’ils dépassent le souhait de la Turquie d’utiliser ces expulsions dans son propre intérêt.
Cependant cela n’arrête pas le ministre de l’Intérieur Suleyman Soylu d’annoncer la façon dont la Turquie tirera profit de la situation : “Nous disons à l’Europe… voici votre peuple…” claironne-t-il. ” Nous vous renverrons ces personnes. Mais ces pays s’élèvent contre cela et crient : “Nous avons révoqué leur citoyenneté ; faites-en ce que vous voulez. Non monsieur, quoi que vous fassiez, nous vous les renverrons.”
“Face à la menace de la Turquie d’inonder l’Europe de réfugiés après que l’UE eut critiqué Ankara pour son invasion le mois dernier contre les combattants kurdes syriens, le ministre hongrois des Affaires étrangères Peter Szijjarto a conseillé à ses collègues européens de ne pas oublier l’influence de la Turquie. Il a déclaré : “Pour sa propre sécurité, l’UE doit coopérer avec la Turquie. Certains pays ne réalisent toujours pas que la Turquie compte 4 millions de réfugiés.”
Et Tastekin de conclure: “Ce que l’Europe ne comprend pas, c’est qu’il n’y a pas de fin au chantage. Tout a commencé avec les réfugiés et se poursuit avec la EI. Y a-t-il une garantie que quelque chose de nouveau n’éclatera pas?” (souligné par l’observatoireturquie.fr)
Pour lire l’original en anglais de l’article de Tastekin: https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2019/11/turkey-syria-how-isis-involved-mediterranean-energy-conflict.html#ixzz666xLijb2
Fehim Tastekin est un journaliste turc, chroniqueur pour Turkey Pulse. Il avait une tribune pour les quotidiens turcs Radikal et Hürriyet. Il est spécialitste de la politique étrangère turque et du Caucase, du Moyen-Orient Il est l’auteur d’un ouvrage intitulé “Suriye: Yikil Git, Diren Kal,” “Rojava: Kurtlerin Zamani” et “Karanlık Coktugunde – ISID.” sur Twitter: @fehimtastekin