Article de THEO POIRIER pour l’Observatoireturquie.frThéo Poirier article pr obsDownload
La photographie a été prise à la Fetihkapı (porte de la Conquête), un des passages de la muraille terrestre[1] dans le quartier de Fatih. Selon la typologie de Franck Dorso[2], la Fetihkapı est une petite porte réservée aux passages des piétons, entre les boulevards Millet et Menderes. Deux récentes statues de soldats ottomans gardent l’entrée côté antérieur. En face se trouve l’église arménienne Surp Nigoğayos. L’étude de cette image interroge la réappropriation de l’espace par la municipalité d’Istanbul et plus généralement par l’État turc.
La présence des non-Turcs stambouliotes ; quelque peu gommée par l’histoire officielle.
Le 29 mai est célébrée la prise de Constantinople par Mehmet le Conquérant en 1453. Cette commémoration passe[ns2] sous[ns3] silence les autres histoires d’Istanbul : « compte tenu de l’épaisseur historique complexe de la ville [on ne peut exclusivement la] rattacher à une seule nation sans faire violence à la réalité historique »[3]. Une des particularités de l’histoire enseignée en Turquie est la contradiction entre le récit officiel, depuis l’instauration de la Türk tarih tezi (thèse d’histoire turque) en 1931 et l’examen du réel[4]. Deux thèses officielles se sont succédées et complétées : la première établit une filiation entre le peuple hittite et les Turcs. Cette version permet de justifier une antériorité et donc une légitimité aux Turcs. Afet Inan, fille adoptive de Mustafa Kemal, déclarait:
« L’enfant turc ne peut devenir le vrai maître de cette patrie s’il [pense] qu’il n’y immigra que depuis une date récente. Cette idée est fausse, historiquement et scientifiquement. La race turque brachycéphale est la nation qui a fondé le premier État en Anatolie »[5].
La seconde est la victoire du seldjoukide Alparslan à la bataille de Manzikert en 1071, qui aurait ouvert ainsi les portes de l’Anatolie aux Turcs venus d’Asie centrale. Dans les deux versions, les non-turcs sont oubliés du récit national : Arméniens, juifs, Grecs. Pourtant, comment expliquer l’existence de lieux étrangers au récit ? La muraille de Théodose II est une de ces distorsions du réel avec le récit enseigné. Cette distorsion peut marquer un « retour du refoulé »[6], une partie du passé qu’on souhaite mettre sous silence qui resurgit lorsque l’édifice devient centre d’attention.e L’antériorité byzantine n’est pas totalement admise dans le discours officiel de l’histoire de la ville.
La muraille abrite de nombreuses références à la prise de la ville, ne serait-ce que par le nom des portes : Topkapı est la « porte du canon » – utilisée par les Ottomans durant le siège de 1453. La commémoration de 1453 fonctionne aujourd’hui comme un repère fondamental et douloureux dans l’identification de la ville toute entière en ceci qu’elle marque le début d’une période en même temps qu’elle rappelle sans cesse que la ville, avant de devenir ottomane puis turque, fut autre chose. Ainsi, parler de « premières restaurations » pour nommer celles qui ont suivi la prise de la ville par les Ottomans passe sous silence le fait que les Byzantins ont restauré la muraille à plusieurs reprises, en soutenant plusieurs sièges. Selon Franck Dorso, les travaux de rénovation engagés par la municipalité d’Istanbul révèlent une absence de projet global :
« Les chantiers sont quant à eux menés sans soin particulier – ce qui fait l’objet de maintes critiques depuis plusieurs années. Cette attitude semble traduire un manque d’intérêt pour le site […] Le résultat offre un patchwork de sections sans lien les unes avec les autres, et des reconstitutions qui ont fait utiliser à certains le terme de disneylandisation »[7].