Al Monitor, Fehim Taştekin le 12 avril 2021, traduit par Renaud Soler, photo: Recep Tayyip Erdogan et Xi Jinping, 13 mai May, 2017.
La Turquie, prise en étau entre les États-Unis, l’Union européenne et la Russie, entretient aussi des relations avec la Chine. Malgré les tensions provoquées par l’achat du système anti-missiles russe S-400, l’affaire de la Halkbank [une affaire de contournement de l’embargo sur l’Iran instruite et bientôt jugée aux États-Unis], la question kurde et les tensions en Méditerranée orientale, Ankara tient à son partenariat militaire et économique avec ses alliés traditionnels, tout en cherchant à élargir sa marge de manœuvre.
L’une des clefs pour y parvenir serait de jouer un rôle accru en Ukraine, à qui la Turquie fournit déjà des drones et une assistance militaire. La Turquie vient du reste de prendre le commandement, pour un an, de la force de réaction très rapide de l’OTAN [créée en 2014].
Il faut interpréter dans la même perspective la relance des débats autour de la Convention de Montreux, qui régit depuis 1936 le passage par les détroits des Dardanelles et du Bosphore [elle limite en effet la présence des flottes de pays non riverains, donc des États-Unis, en mer Noire]. Sans abroger la Convention, le projet de canal Istanbul permettrait, selon certains, de la contourner. C’est ici que la Chine entre en jeu : les Chinois verraient volontiers le canal, évoqué pour la première fois par Recep Tayyip Erdoğan en 2011, jouer un rôle dans les Nouvelles routes de la soie.
Tout le monde pensait que par manque de financement, ce projet était voué à rester une promesse de campagne électorale. Les dernières déclarations du gouvernement ont donc surpris. Le 20 mars, un article provisoire a été ajouté à la loi sur les partenariats public-privé pour apporter la garantie d’État au financement du projet du canal Istanbul. Une semaine plus tard, le ministre de l’environnement Murat Kurum a annoncé la validation des projets d’aménagement. Le 5 avril, le ministre des Transports et des Infrastructures a annoncé que l’appel d’offres était en bonne voie. Le 7 avril, Erdoğan a donné des précisions : il serait question d’un canal de 45 km de long, 21 m de profondeur, 275 m de large à la base, 360 m à la surface. « Le canal Istanbul apportera un nouveau souffle à la région. L’appel d’offres paraîtra bientôt, et nous poserons les fondations cet été ».
Pourquoi Erdoğan est-il si pressé ? Pour l’expert économique Jale Özgentürk, la raison serait une proposition chinoise de financement. Il parle de quatre réponses potentielles à l’appel d’offres, toutes chinoises. Si la Chine finance le canal Istanbul, ce sera aussi pour le faire construire par ses géants du BTP. Serpil Yılmaz, un autre analyste économique, note que les noms des banques ICBC et HSBC sont évoqués. Le directeur général de HSBC en Turquie, Selim Kervancı, estime que le canal Istanbul jouerait un rôle important pour relier la Russie aux Nouvelles routes de la soie. Selon le site Finans365, ICBC chercherait actuellement à fonder un consortium en vue du projet. Quant au directeur de la branche turque de la Banque de Chine, Ruojie Li, il souligne le rôle joué par sa banque dans le financement d’infrastructures. China National Machinery et China Communications ont également manifesté leur intérêt pour le projet.
En attribuant le projet du canal Istanbul à la Chine, la Turquie pourrait bien se retrouver dans la même impasse que dans l’affaire des S-400 russes. D’un côté, le danger de tomber dans le piège de la dette est réel. Selon la presse turque, la Chine avait proposé il y a deux ans un prêt de 30 milliards de dollards, compris dans un plan d’investissements de 65 milliards. Le risque d’une prise de contrôle des infrastructures à la suite de défauts de paiement n’est pas à écarter. Cela s’est déjà produit au Kenya et au Sri Lanka. D’autre part, le financement chinois est synonyme d’une prise en charge intégrale du projet par les entreprises nationales, depuis matériaux jusqu’à la main d’œuvre. Le président du parti de l’Avenir Ahmet Davutoğlu [ancien membre de l’AKP et ancien ministre d’Erdoğan] avait critiqué en décembre un projet contraire à « la souveraineté nationale et la rentabilité économique ».
L’autre aspect du danger concerne la relation avec Washington. La Turquie présente en effet le projet comme un moyen pour les États-Unis de contourner les restrictions de la convention de Montreux. Mais en confiant le projet à la Chine, la Turquie risque de permettre à la Chine de s’implanter au carrefour stratégique de l’Europe et de l’Asie.
Au-delà du canal Istanbul, deux autres projets sont évoqués en relation avec les Nouvelles routes de la soie : à long terme, un canal entre la mer Caspienne et la mer Noire, et dans le prolongement du canal Istanbul, un passage entre la mer de Marmara et le golfe de Saros, qui permettrait d’éviter les Dardanelles. Ce projet apparaît dans une note de bas de page du rapport d’impact environnemental du canal Istanbul.
Le possible financement chinois du canal Istanbul a des conséquences sur l’attitude de la Turquie dans le dossier des Ouigours. Le 10 mars, le Bon Parti [droite nationaliste] a proposé à l’Assemblée l’ouverture d’une enquête sur des crimes contre l’humanité commis à l’encontre des Ouigours. La proposition a été repoussée avec les voix de l’AKP. L’ambassadeur turc a vivemement protesté contre la présidente du Bon Parti, Merel Akşener, et le maire CHP [Parti républicain du peuple] d’Ankara, Mansur Yavaş, pour avoir commémoré le massacre de Baren, commis en 1990 par l’armée chinoise [affrontements violentes entre des militants du Parti islamique du Turkestan et l’armée chinoise]. Il a signifié l’opposition de la Chine à toute remise en cause de sa souveraineté et de son intégrité territoriale.
Quelques jours, Merel Akşener, en notant la coïncidence entre la visite du ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi et la validitation du plan d’aménagement par le ministère de l’Environnement, a interrogé Erdoğan : « en ces temps difficiles pour notre patrie, que manigancez-vous avec la Chine, derrière des portes closes, avec cette folie de canal Istanbul ? Pour quelques milliards, allez-vous faire de l’honneur et des droits des musulmans turcs du Turkestan oriental [le Xinjiang] un paillasson pour la Chine ? ».
Alors qu’Erdoğan essaye toujours de clore le chapitre des S-400, achetés pour démontrer à l’Occident que la Turquie n’était pas sans allié alternatif, son rêve de canal se transformera-t-il en cauchemar chinois ? À Ankara, rien n’est clair, ces jours-ci, et les jolis rêves peuvent s’avérer sans lendemain.