Gazete Duvar, le 19 mars 2021, traduction: Renaud Soler, image: Omar Snadiki/Reuters
« Pour les dix ans de l’enfer syrien, on a taillé les plumes, les machines à mensonge ont repris du service, les déclarations politiques se sont aiguisées et les tribunaux sont entrés en scène. Les artisans de la destruction du pays sont toujours là. Recep Tayyip Erdoğan, qui a endossé avec enthousiasme le costume taillé pour la Turquie dans le ballet des interventions étrangères, a récemment éprouvé le besoin de reprendre langue avec ses anciens partenaires, afin de sortir de l’isolement stratégique dans lequel il est tombé. Il a pour cela publié un texte chez Bloomberg – et non dans le New York Times ou le Washington Post, comme il est de coutume.
Erdoğan affirme d’emblée que la Turquie est le pays qui conduit la politique étrangère la plus cohérente et humaniste en Syrie. Bashar al-Assad serait le seul responsable du terrorisme et de l’émigration massive des Syriens. Il soutient également que l’intervention militaire de la Turquie, l’année dernière, a sauvé des millions de vies à Idlib, « la dernière place-forte de l’opposition ». La solution qu’il envisage ? Une intervention militaire, diplomatique et économique accrue de l’Occident ou un soutien renforcée à la Turquie. Il met en avant le fait que le choix le moins coûteux et le plus efficace serait de laisser la Turquie achever son travail avec le soutien occidental.
Erdoğan cherche à sauver ses obsessions grâce à un nouveau tissu de mensonges. En somme, il conseille de ne pas rater l’occasion d’utiliser « les soldats bon marché » de l’OTAN, selon une expression datant de la guerre de Corée. Cette proposition vise à démontrer l’importance du partenariat turc, en particulier auprès du nouveau président américain Joseph Biden.
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La guerre en Syrie entre dans sa dixième année. Nous voudrions, à cette occasion, faire quelques rappels à propos des grandes étapes de cette crise. Les soulèvements du Printemps arabe ont permis aux masses de descendre dans la rue et de briser le mur de la peur. Elles ont été réprimées dans la violence. En Syrie, les manifestations, à partir du 27 janvier 2011, ne sont pas aussi massives qu’attendues. Les manifestations de soutien au régime sont également assez nombreuses. Il apparaît bientôt qu’un changement de régime ne se produirait pas de cette manière.
À Deraa, ville agricole et sunnite connue pour sa fidélité au régime, d’où était originaire le vice-président Farouk el-Chareh, une manière de provoquer la colère de la population est employée. Cette histoire a été montée en épingle. On a prétendu que des jeunes entre 12 et 18 ans avaient été arrêtés, torturés et violés pour avoir écrit sur les murs de la ville : « Docteur [Bashar al-Assad], ton tour viendra ! ». Les manifestations commencent à la suite de cet événement. La plus importante a lieu le 18 mars 2011 à partir de la mosquée al-‘Umari. 4 personnes y perdent la vie. Bashar al-Assad envoie à Deraa le vice-ministre des Affaires étrangères Faysal Miqdad et le ministre de l’administration régionale Tamir al-Hujja pour présenter des excuses aux familles. Le gouverneur Faysal Khalthum est relevé de ses fonctions.
Il y avait des gens armés parmi les manifestants de Deraa. Le mythe des manifestations pacifiques a été très tôt battu en brêche. Le 20 mars, le palais de justice, les bureaux du parti Baath, le siège du gouvernorat et des véhicules de police sont brûlés. Pour apaiser la ville, al-Chareh est envoyé à Deraa, sans succès. Dans la dernière semaine de mars, un groupe armé tend une embuscade à un convoi militaire et tue des dizaines de soldats (les chiffres varient entre 24 et 60). Le 23 mars, 2 soldats sont tués à Deraa. Le 25 mars, 1 soldat est tué à Lattaquié. Le 9 avril, 1 soldat est tué à Duma. Le 8 mars, 19 soldats sont tués à Homs. Le 10 mars, un autre soldat meurt à Homs et 9 à Banyas. Le 23 mars, 7 soldats sont tués à Deraa et 19 le 25 mars. Des pertes militaires sont aussi signalées à Muaddamiyye, Idlib, Damas, Masmiyya, Tel Kelek. La violence a monté en spirale.
Les assassinats commencent le 17 avril : le général Abduh Khudr al-Tallawi est tué avec ses deux enfants et son neveu. Le même jour, le responsable militaire Iyad Harfush subit une tentative d’assassinat près de chez lui, à Homs. Le 19 avril, le colonel Muhammad Abduh Haddur est assassiné dans sa voiture et ses membres opposés découpés. L’escalade sanglante a commencé de cette manière. En juillet 2011, le cheikh Adnan al-‘Arur appelle à établir des régions libérées. L’échelle des affrontements change, les villes se transforment en enfer.
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Il y a dès le départ une dimension confessionnelle. Afin d’encourager les soldats sunnites à quitter l’armée, des panneaux portant les noms des califes Uthman et Umar [non reconnus par les chiites], suspendus dans les mosquées de Deraa, sont dégradés. Des grafitti « Il n’y a pas d’autre dieu que Bashar » sont retrouvés sur les murs de la ville. Dans un premier temps, les hommes de main du régime sont tenus pour responsables. On a appris la vérité plus tard, par la bouche d’Abu Qusay, un Tunisien venu à Deraa pour faire le djihad, dans une entrevue à la télévision tunisienne : « Une mosquée avait été détruite. Des sunnites dans l’armée s’en sont émus et ont quitté l’armée. Nous avions adopté cette tactique pour que l’on dise : “Regardez ce que font les alévis chiites”, “Regardez ! les chiites soutiennent Bashar !”. Oui, la mosquée a été détruite pour pouvoir accuser l’armée. C’était une manœuvre pour que les soldats sunnites quittent l’armée et rejoignent nos rangs ».
Le reporter d’al-Jazira Ali Hashim, que je connais personnellement, documente en avril-mai 2011 des transferts d’armes et des affrontements à la frontière entre le Liban et la Syrie. Naturellement, al-Jazira, qui distribuait à des « activistes » des téléphones satellites à 50 000 dollars pièce, n’allait pas publier ces images. Hashim démissionne.
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Ensuite, tout le monde s’étonnera de l’apparition de groupes djihadistes comme le front al-Nusra, l’État islamique, l’armée de l’Islam, le front des libérateurs de la Syrie (Ahrar al-Sham), le groupe Armée de l’islam (Faylak al-islam). À cette époque, quand on mettait le doigt sur le danger djihadiste, on était accusé d’être partisan d’Assad.
Entre le 3 et le 6 juin 2011, les événements de Jisr al-Choghour, à la frontière turque, apportent une réponse à cette question. Après une manifestation où plusieurs manifestants sont tués, des hommes en armes encerclent le poste de police. 123 membres des forces de sécurité sont tués. Les bras et les pieds opposés de certains d’entre eux sont coupés, selon le mode opératoire des djihadistes d’al-Qaida et de l’État Islamique. « La punition de ceux qui sèment la corruption sur terre » est appliquée [allusion au verset du Coran V, 33 ; la punition en question est « qu’ils soient tués, ou crucifiés, ou que soient coupées leur main et leur jambe opposées, ou qu’ils soient expulsés du pays »]. Une partie des corps est enterrée dans une fosse commune, les autres sont jetés dans l’Oronte. Il a été prouvé par la suite que des munitions produites par MKE [Société des industries mécaniques et chimiques, l’une des principales entreprises du complexe militaro-industriel turc] avaient été utilisées au cours des affrontements.
Les media n’ont pas raconté l’histoire de cette manière. Selon des opposants, le massacre aurait été la conséquence d’affrontements entre une unité de Mahir al-Assad venue pour écraser la révolte, et des soldats qui tentaient de s’interposer pour protéger les manifestants. Cet événement a été le déclencheur du Mouvement des officiers libres et de l’Armée syrienne libre. Le lieutenant-colonel Husayn Harmush soutenait que l’armée avait été envoyée pour rétablir l’ordre à Jisr al-Choghour, mais qu’à la suite de bombardements de l’aviation, 30 hommes avaient changé de camp pour se ranger du côté des manifestants. Harmush passe en Syrie et fonde le 19 juillet 2011 le Mouvement des Officiers libres. Harmush avait été en fait renvoyé de l’armée en 2010. Il n’était pas à Jisr al-Choghour quand le massacre eut lieu, mais était arrivé après. Il n’était pas accompagné par 30 soldats.
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L’administration de Bashar al-Assad fait quelques concessions. Le 8 mars, quelques détenus sortent de prison à la suite d’une grâce partielle. Le 19 mars, la durée du service militaire passe de 21 à 18 mois. Le 25 mars, 260 prisonniers politiques sont libérés. Le Premier ministre Naji Itri démissionne le 29 mars. Le 30 mars, une commission est fondée pour étudier la levée de l’état d’urgence, enquêter sur la mort de civils et de membres des forces de sécurité, et revoir l’exclusion de 120 000 Kurdes de la nationalité syrienne à la suite du recensement de 1962. Le même jour, des manifestations de soutien sont organisées dans 5 villes. Le 21 avril, l’état d’urgence est levé et le droit de manifester est reconnu. Le 22 avril, 103 personnes sont tuées dans des manifestations. Cette fois-ci, la barre des revendications est relevée et la fin du monopole du parti Baath [le parti de Bashar al-Asad] est demandée. Le 31 mai, un projet de grâce générale est présenté, qui prévoit la libération de tous les prisonniers politiques, y compris les Frères musulmans. Le 6 août, l’article 8 de la Constitution, qui stipulait que le parti Baath était le parti de l’État et du peuple, est abrogé.
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Le 7 mars 2011, Erdoğan, qui qualifiait al-Assad de « frère », approuve un projet de visa commun entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie (projet Shamgen). Le 25, il appelle son homologue syrien pour le féliciter des réformes annoncées.
Les États-Unis, qui avaient menacé en 2003 la Syrie d’une invasion, n’avait pas l’intention de laisser sa chance à ce dialogue et profite de l’occasion pour paralyser la Syrie. L’ancien directeur de la CIA Leon Panetta se rend à Ankara au cours de la dernière semaine de mars. Pendant 5 jours, il multiplie les rencontres avec les services secrets, le gouvernement et l’état-major. La nouvelle orientation est claire : le pouvoir syrien, dont l’identité religieuse alévite était soulignée, devait être éliminé. Une coordination visant un changement de régime est lancée. Le ministre des Affaires étrangères de l’époque Ahmet Davutoğlu se rend à Damas le 6 avril 2011, après deux réunions au Qatar et à Bahreïn, et transmet les exigences de la Turquie. Le 28 avril, c’est au tour du directeur des services secrets Hakan Fidan d’aller à Damas.
Le 26 avril 2011, l’opposition syrienne organise sa première réunion à Istanbul. Je faisais partie de ceux qui étaient invités à prendre la parole. Le président de l’union des savants musulmans de Syrie Ali Sabuni me dit : « Il reste deux semaines au régime ». Les prévisions et les analyses du front islamiste de l’opposition deviennent le catéchisme de l’AKP.
Le 9 juin à Abu Dabi, la Secrétaire d’État Hillary Clinton et le ministre des Affaires Étrangères Alain Juppé estiment qu’il est temps qu’al-Assad quitte le pouvoir. Davutoğlu est présent à cette réunion. Erdoğan, le 7 août, et Davutoğlu, le 9, participent à des réunions de la dernière chance avec Damas alors que, depuis longtemps, les armes affluent en Syrie par les frontières libanaise, jordanienne et turque.
La guerre par procuration commence peu de temps après. Les armes envoyées en Libye pour renverser Qaddafi et les milices sont redirigées en Syrie par le port de Mersin-Alexandrette. Les milices islamistes opposées à la remise de leurs armes attaquent en guise de représailles l’ambassade américaine à Benghazi. Les armes achetées en Europe de l’Est par la CIA avec l’argent de l’Arabie Saoudite et du Qatar sont envoyées en Syrie, dans des avions cargos affretés par le Qatar, la Jordanie et l’Arabie Saoudite, par les aéroports d’Esenboğa et d’Atatürk.
Les enregistrements d’une réunion organisée à Ankara en mars 2014, en présence de Davutoğlu, Fidan, le conseiller du ministre des Affaires étrangères Feridun Sinirlioğlu et le général et vice-chef d’état-major Yaşar Güler, fuitent. Fidan rapporte que 2 000 poids-lourds chargés de munitions ont été envoyés en Syrie. Il est de notoriété publique que Turquie laisse passer des djihadistes venus des quatre coins du monde vers la Syrie. En juillet 2012, les postes-frontières sont même remis officiellement à l’opposition djihadiste.
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Il faut dire quelques mots de la question des réfugiés. Dès le début, elle a servi de moyen de pression politique à la Turquie. Le 29 avril 2011, 250 Syriens vivant à Khirbet el-Juz passent en Turquie du côté de Güveççi [province de Hatay-Alexandrette]. Ils portent des drapeaux turcs et disent fuir les massacres et vouloir un régume libre et démocratique, comme en Turquie. Un point de leur récit pose question : il n’y avait pas de massacre à Khirbet el-Juz. Ils disaient aussi que le Hizbullah et les Iraniens tuent des sunnites et violent des femmes, alors même que les milices chiites ne sont pas encore sur le terrain. Le Hizbullah s’est engagé en effet pour la première fois en 2013 sur le front de Qusayr. Quand les affrontements ont changé de dimensions, des millions de Syriens ont profité de la politique de la porte ouverte pour gagner la Turquie.
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Dans le livre que je publiais en 2015 sur les premières années du conflit [Suriye: Yıkıl Git Diren Kal, İletişim Yayınları], je concluais ainsi : « Alors que la Turquie était un pays qui aurait pu jouer un rôle crucial pour résoudre la crise pacifiquement et éviter la militarisation du conflit, elle a fourni une rampe de lancement au projet de mise à genoux de son voisin. La Turquie se retrouve à la place du Honduras qui soutenait au Nicaragua voisin les Contras, contre le pouvoir sandiniste de gauche. Elle a ensuite suivi les traces du Pakistan, qui a encouragé le djihad afghan avant de se trouver pris à son propre piège. La reconstruction de la Syrie sera très difficile. Le pouvoir turc néo-ottoman a d’abord affirmé que la Syrie était pour la Turquie une affaire intérieure, sans résultat. Il a ensuite soutenu que la Syrie était un problème régional, à régler avec les pays arabes. Toujours sans résultat. Aux Nations-Unies, les voix de la Russie et de la Chine ont bloqué toutes les tentatives de résolution multilatérales. La Turquie a donc voulu traiter de la crise dans le cadre de l’OTAN. L’alliance a fait la grimace. Elle a alors proposé une coalition ad hoc. Les Occidentaux ne s’y sont pas engagés. En dernier ressort, Ankara a accéléré l’engrenage de la guerre par procuration, encouragée par l’Arabie Saoudite et le Qatar. Pour un pays qui prétendait se muer en puissance directrice pour tout le Moyen-Orient, le résultat est tragique ».
Dans les premiers temps du conflit, le tableau était très obscur. Avec le temps et l’apport de sources d’information alternatives, il s’est un peu éclairé. L’Armée syrienne libre/Armée nationale syrienne/Front de libération nationale, abritant toutes les nuances d’al-Qaida, les salles d’opération communes de la CIA et des services secrets turcs à Kilis et Antakya, les programmes de formation et d’équipement de l’opposition, la coalition nationale syrienne, le gouvernement de transition basé à Antep, l’autonomie kurde, le califat de l’État Islamique, le djihadistan d’Idlib contrôlé par le front al-Nusra et le Front de libération de la Syrie (Hay’at Tahrir al-Sham), le soutien des États-Unis aux Forces démocratiques syriennes [coalition de forces ayant lutté contre l’État Islamique, dirigée par les Kurdes], la dégration des relations entre les États-Unis et la Syrie, l’intervention de la Russie et de l’Iran, les 4 opérations militaires turques, le processus d’Astana, les compromis d’Astana et de Moscou, où Erdoğan s’était engagé à éliminer les groupes terroristes, l’impasse des négociations de Genève, les sanctions qui détruisent la Syrie et affament le peuple, les morts, les destructions, les réfugiés…
En janvier 2014, l’opposant et fondateur du Forum démocratique Samir Aïta m’avait dit : « Les Alépins ne pardonneront jamais que les usines et les machines aient été démontées pour être transportées en Turquie, ni que la Turquie a laissé passer les combattants d’al-Qaida par ses frontières ». Voilà le contexte nécessaire pour lire le texte d’Erdoğan. »