“Famagouste”, une série Netflix sur Chypre bannie de Turquie
Courrier International, 26 septembre 2024
Au milieu du conflit de 1974, lors de l’invasion de Chypre par la Turquie, une femme, blessée, perd la trace de son bébé. Elle continue à le chercher cinquante ans plus tard, et retourne au milieu des ruines de Famagouste, ville abandonnée du nord de Chypre, d’où elle avait fui.
Voilà le point de départ de la série Famagouste, une production gréco-chypriote, que devait diffuser Netflix internationalement à partir du 20 septembre. Mais selon un communiqué de son président, Ebubekir Sahin, le Conseil supérieur de l’audiovisuel de Turquie (RTÜK) a obtenu du service de streaming que Famagouste ne soit pas diffusée ailleurs qu’en Grèce, où la série a déjà été diffusée sur la chaîne privée Mega. En cause, une vision jugée partiale de l’invasion turque de Chypre en 1974.
Une île divisée depuis cinquante ans
L’intervention militaire turque à Chypre, l’opération Attila, a été lancée en juillet 1974 en réaction à un coup d’État d’extrême droite contre le président démocratiquement élu, l’archevêque Makarios III, avec la volonté de rattacher l’île à la Grèce. Cinquante ans plus tard, Chypre reste un territoire divisé : la république de Chypre dans le Sud, hellénophone, membre de l’Union européenne, et la République turque de Chypre du Nord, autoproclamée et non reconnue par la communauté internationale.
“Grâce à la plateforme, les petites histoires qui racontent la vérité des événements de 1974 peuvent atteindre le monde entier, mais la Turquie ne veut pas de ça. Cinquante ans se sont écoulés depuis. Il semble que cette possibilité dérange le gouvernement turc car elle révèle une série d’atrocités et le mythe d’une opération de paix s’effondre”, estime le grand quotidien chypriote O Phileleftheros.
La série décrit “le drame des disparus, la douleur des réfugiés et du déracinement, le traumatisme mental des personnes à cause de ce qu’elles ont vécu en captivité sous l’autorité de l’armée turque et met en lumière les crimes de viol et le drame des femmes victimes des soldats turcs”, selon le journal chypriote.
L’intervention militaire de l’armée turque a chassé 200 000 Chypriotes grecs du nord de l’île vers le sud, quand 70 000 Chypriotes turcs ont fait le chemin inverse. Plus de 5 000 personnes sont mortes ou portées disparues dans les combats.
A lire aussi: Lire aussi : Mémoire. “Les avions déchiraient le ciel” : il y a cinquante ans, la Turquie envahissait Chypre
L’intervention militaire de l’armée turque a chassé 200 000 Chypriotes grecs du nord de l’île vers le sud, quand 70 000 Chypriotes turcs ont fait le chemin inverse. Plus de 5 000 personnes sont mortes ou portées disparues dans les combats.
“Tout le monde se trouve confronté à sa propre histoire, il n’y a que vous qui refusez de le faire”, s’insurge le journaliste chypriote turc Sener Levent s’adressant à la Turquie, dans les colonnes d’O Politis. “L’armée turque n’a tué personne, qu’ils disent. Qui a tué des milliers de Chypriotes grecs ? Comme si ce n’était pas eux qui ont bombardé Varosha [station balnéaire au sud de la ville de Famagouste]. Ce sont les aliens, peut-être ?” attaque l’auteur.
“J’espère que la direction de Netflix ne prendra pas en compte ces réactions et ne supprimera pas cette série”, poursuit Sener Levent.
Quel avenir pour la ville fantôme de Famagouste ?
L’ensemble de la droite chypriote turque a violemment condamné la série, rapporte le média en ligne turc Gazete Duvar.
À gauche, le Parti pour la voie vers l’indépendance, qui prêche pour une réunification de l’île et la fin de la tutelle d’Ankara, a lui aussi critiqué le projet, mais de manière plus équilibrée : “Les deux parties de l’île ont souffert pendant la guerre, faire primer les souffrances de l’une par rapport à celles de l’autre empêche de résoudre le problème”, a déclaré un responsable du parti, Münür Rahvancıoglu, avant de taxer les réactions de ses adversaires de droite, qui font l’impasse sur les souffrances des populations hellénophones, d’“hypocrisie”.
“La Turquie est intervenue à l’époque pour arrêter les massacres contre la minorité turque de l’île et empêcher un génocide”, estime de son côté un éditorialiste du quotidien turc progouvernemental Sabah, qui dénonce une “série médiocre” et “l’hypocrisie occidentale” d’avoir accepté Chypre dans l’UE sans reconnaître la partie nord de l’île occupée par Ankara.
Lire aussi : Tensions. À Chypre, les annonces d’Erdogan attendues avec crainte
La ville de Famagouste, qui a donné son nom à la série, se retrouve ainsi au cœur des tensions. Le président turc islamo-nationaliste, Recep Tayyip Erdogan, a déclaré à plusieurs reprises vouloir rouvrir la ville, actuellement abandonnée et considérée comme une zone militaire turque, sans qu’il soit fait mention d’un plan détaillé pour indemniser les propriétaires de bâtiments qui ont fui la ville ou rétrocéder leurs biens.
En attendant la diffusion de la série, la guerre a déjà commencé en ligne sur la plateforme de notation des œuvres télévisées et cinématographiques IMDB, où des milliers d’utilisateurs de chaque camp se sont précipités pour noter à coup de 10/10 et de 1/10 une œuvre qu’ils n’ont pas encore vue.
Courrier international