Le Point, 11 Avril 2021, William Thay, image: MaxPPP/EPA/Maxim Shipenkov
Pour le think tank Le Millénaire, les désaccords profonds entre l’UE et la Turquie ne se régleront pas sans que la France hausse le ton.
La récente humiliation de l’Union européenne par Recep Tayyip Erdogan doit être l’occasion pour le Vieux Continent de se réveiller face à la menace turque. Les différends de fond entre l’Europe et la Turquie ont rarement été si importants et Erdogan multiplie les tentatives d’expansion de son influence. Dans un affrontement qui devient de plus en plus civilisationnel, la France doit tenir son rang pour défendre le modèle et les intérêts européens, et poser les prémices d’une autonomie stratégique.
Erdogan : le retour du sultan ottoman
Erdogan vise la reconstruction d’un empire ottoman sunnite prônant le panislamisme et pour cela, il n’hésite pas à balayer l’héritage plutôt laïc et pro-européen de la Turquie du début des années 2000. Dans son projet néo-ottoman, Erdogan veut détruire la vision portée par Ahmet Necdet Sezer d’une Turquie relevant le défi d’une cohabitation pacifique des différents cultes au sein d’une population majoritairement musulmane. La transformation de la basilique Sainte-Sophie en mosquée cet été en est une illustration majeure.
Pour regagner l’influence dans le monde arabe et obtenir l’adhésion des territoires qui lui ont été retirés à l’issue de la Première Guerre mondiale, Erdogan veut être perçu comme le défenseur des musulmans à travers le monde. Son soutien appuyé aux Ouïgours ou les procès envers les dirigeants européens accusés de malmener leurs concitoyens de confession musulmane sont partie intégrante à la fois de cette stratégie d’influence extérieure, mais aussi intérieure. En difficulté dans les sondages des élections générales turques de 2023, Erdogan tente de combler son faible bilan économique et sanitaire en accentuant son tournant nationaliste entamé en 2018.
Paris et Ankara : un affrontement de plus en plus direct
Que cela soit diplomatiquement ou militairement, le point de rupture entre Paris et Ankara n’a jamais semblé aussi proche. Sur le plan militaire, la tension a atteint son paroxysme en juin en Méditerranée, lorsqu’un navire turc a « illuminé à trois reprises » une frégate française en mission pour l’Otan. Dans le cadre diplomatique, les rapports se sont très fortement détériorés à la suite des insultes d’Erdogan sur la santé mentale d’Emmanuel Macron et les attaques déclenchant une fatwa contre la France après l’appel au boycott des produits français. Par ailleurs, le président français alerte déjà sur de futures tentatives d’ingérence turques lors de l’élection présidentielle de 2022 et une volonté de déstabilisation de la part d’Ankara.
Cet affrontement inédit s’enracine sur l’ensemble des zones de conflit méditerranéennes. Dès 2015, Français et Turcs se sont opposés sur la question syrienne et l’avenir du régime de Bachar el-Assad. En Libye, les stratégies des deux pays sont en contradiction, tant sur la question de l’embargo que sur les soutiens locaux. En Méditerranée orientale, la France est venue en soutien de la Grèce et de Chypre. Plus récemment, dans le Haut-Karabakh, Erdogan a soutenu l’Azerbaïdjan face à une Arménie déjà sinistrée ayant l’affection de l’Europe. Finalement, les points de friction sont tels que la question n’est pas tant de savoir si une étincelle verra le jour, mais davantage d’où se propagera l’incendie.
Le déni européen face à deux visions du monde irréconciliables
Si, diplomatiquement, Turcs et Européens se retrouvent opposés sur les champs de bataille, c’est parce que la Turquie et l’Europe n’ont plus rien en commun. Seule la France fait encore preuve de lucidité, les injonctions anti-françaises turques étant si explicites et nombreuses. Tout dans le projet français est en contradiction avec la Turquie d’Erdogan : les valeurs de laïcité, de liberté d’expression et la lutte contre l’islam politique. Le projet de loi contre le séparatisme vient porter un coût important à l’influence de la Turquie en France en reprenant la main sur la formation des imams et le financement des associations. Le refus de l’association islamique turque Millî Görüs de signer la charte des principes pour l’Islam de France montre à quel point le projet turc est incompatible avec l’idéal républicain. Les sources de désaccords et de tensions avec la Turquie ne sont pas près de disparaître, la France doit réveiller l’Europe.
Face au projet néo-ottoman d’Erdogan, l’Europe regarde ailleurs. Les différentes échéances électorales poussent l’Europe à vouloir gagner du temps et éviter une nouvelle crise. Le chantage aux migrants et les dangers d’une déstabilisation de certains pays européens par des citoyens d’origine turque (en premier lieu l’Allemagne, avec une population d’origine turque de plus de 5 millions de personnes) poussent l’Europe à toujours plus de compromissions. L’Allemagne n’incitera pas l’Europe à adopter des positions fortes. Plutôt que d’être l’otage d’Erdogan, l’Europe doit faire preuve de fermeté et construire son autonomie stratégique en organisant un dispositif européen de contrôle des frontières.
Par son rang, la France doit imposer des mesures fortes contre la Turquie, Erdogan ne semblant connaître que le rapport de force et les bras de fer. Au niveau européen, il est nécessaire d’imposer à nos partenaires la fin du processus adhésion de la Turquie dans l’UE, Erdogan ayant démontré qu’il ne se s’inscrivait pas dans le modèle démocratique européen, et des sanctions économiques. Enfin, au niveau international, la nouvelle administration américaine plus méfiante d’Ankara doit permettre à la France de plaider encore davantage en faveur de la sortie de la Turquie de l’Otan.
En raison du manque de leadership allemand sur les scènes diplomatique et militaire, la France doit retrouver son rang pour protéger un modèle européen menacé par les aspirations d’Erdogan. Cette nouvelle donne doit permettre de poser les prémices d’une autonomie stratégique européenne alors que les États-Unis vont vraisemblablement se tourner davantage vers l’Asie et la Chine que vers l’Europe. La France pourrait, en remportant ce défi, se donner le capital politique pour relancer un projet de coopération européenne de défense.
*Président du think-tank Le Millénaire, portant un projet gaulliste, réformateur et guidé par l’intérêt national.