« Avant l’élection présidentielle de 2023 et dans un contexte d’inflation galopante, le président Recep Tayyip Erdogan multiplie les déclarations belliqueuses et les critiques à l’égard de la Grèce, son rival régional » dit Fabien Perrier dans Libération du 12 juin 2022.
Le 9 juin, le président turc Recep Tayyip Erdogan a tweeté, en grec et en anglais. «Nous avertissons une fois de plus la Grèce d’être prudente, de rester à l’écart des rêves, de la rhétorique et des actions qui la conduiront à des résultats qu’elle regrettera, comme cela s’est produit il y a un siècle.» Plus loin dans le fil, il évoque les «droits [de la Turquie] sur la mer Egée», «les accords internationaux sur la démilitarisation des îles», «une tentative d’instrumentalisation de l’Otan et de pays tiers […] qui aura une fin désastreuse». Dans ces gazouillis aux accents belliqueux, rien n’est laissé au hasard. Et tout suscite l’inquiétude côté grec.
Une retour dans le passé s’impose pour mesurer l’ampleur des propos. Cette année sera commémoré le centenaire de ce que les Grecs appellent la «catastrophe de Smyrne» (aujourd’hui Izmir) ou «Grande catastrophe». Du 13 au 17 septembre 1922, sur fond de conflit gréco-turc, un incendie à Smyrne avait détruit plusieurs quartiers de la ville, entraînant la mort de milliers d’habitants, principalement chrétiens, et conduisant des dizaines de milliers de Grecs à quitter l’Asie mineure et à se réfugier en Grèce. Parallèlement, la Grèce est défaite dans le conflit qui l’oppose à la Turquie de Mustafa Kemal Atatürk.
1922 est un traumatisme dans la mémoire collective grecque. En juillet 1923, la Conférence de Lausanne aboutit au traité éponyme : la Grèce quitte définitivement l’Asie mineure et commence un échange massif de population avec la Turquie. En quelques mois, 1,5 million de Grecs rejoignent les îles de la mer Egée ou la Grèce continentale, tandis que 500 000 musulmans regagnent la Turquie. Ce traité scelle la naissance de l’Etat turc moderne et la fin de l’Empire ottoman. Avec le traité de Paris, signé en 1947, il fixe les frontières actuelles de la Turquie et de la Grèce. Si le président turc a exprimé son intention de réviser le traité de Lausanne à plusieurs reprises depuis 2017, son dernier tweet n’est pas une simple provocation de plus.
Flatter le nationalisme
Depuis trois semaines, on assiste à une escalade de la violence verbale entre la Grèce et la Turquie. Elle a commencé après le voyage du Premier ministre grec Kyriákos Mitsotákis aux Etats-Unis, où il est reçu en grande pompe : rencontre avec le président Joe Biden à la Maison Blanche, et même prise de parole au Congrès – un privilège accordé à peu de dirigeants étrangers. Devant les élus de la Nation, le Grec aborde la situation dans la Méditerranée orientale. De quoi provoquer la fureur d’Erdogan, dans une allocution télévisée le 23 mai : «Nous étions convenus de ne pas impliquer des pays tiers dans nos différends. […] Nous allions tenir la réunion du Conseil stratégique avec la Grèce. A partir de maintenant, Mitsotákis n’existe plus pour moi. Je refuse la rencontre avec lui.»
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«Après la visite de Mitsotákis aux Etats-Unis, Erdogan est devenu nerveux. Mais nous ne rentrons pas dans ce jeu rhétorique», souligne Tasos Chatzivasileiou, député de Nouvelle Démocratie et responsable des relations internationales pour le parti de droite conservatrice. Pour lui, alors que la Turquie, à un an des élections, est en proie à des difficultés économiques et sociales, que la livre est en chute libre et l’inflation en hausse, l’actuel président turc «s’adresse d’abord à son opinion interne». Autrement dit, il tente de faire oublier les difficultés et flatte le nationalisme, en focalisant l’attention sur l’ennemi traditionnel.
Si c’est l’un des objectifs d’Erdogan, un autre est de «briguer l’hégémonie régionale», considère Alexandros Diakopoulos, ex-conseiller à la sécurité nationale auprès de Kyriákos Mitsotákis. «A l’instar de la Russie, la Turquie se mêle désormais d’organiser des interventions armées et même, si nécessaire, d’occuper des territoires avoisinants», écrit-il dans la Revue Défense nationale (juin 2022). Il en veut pour preuve l’occupation du nord de Chypre, depuis 1974, ou d’une large partie du nord syrien et irakien.
Etrange coïncidence
La Turquie aurait donc une stratégie d’expansion en mer Egée, qui passe par une contestation des traités internationaux. Elle s’inscrit dans la logique du concept de «Patrie bleue» («Mavi Vatan») qui régit la politique internationale de la Turquie. Selon ce projet, les frontières maritimes du pays engloberaient les îles de la mer Egée orientale et délimiteraient une zone de 462 000 km² autour de l’Asie mineure. Etrange coïncidence : il y a quelques jours, Ankara a publié une liste de quatorze îles grecques – dénommées par leur appellation turque dans le document – dont il demande la démilitarisation sous peine de ne pas reconnaître leur souveraineté. Le ministère des Affaires étrangères grec a répondu en diffusant, de son côté, une liste de quatorze cartes montrant les visées expansionnistes de la Turquie, en dépit du droit international.
La Turquie a, par exemple, signé avec le Gouvernement libyen d’entente nationale, en novembre 2019, un mémorandum sur la délimitation de leurs zones maritimes. «Il est illégal et contraire au droit maritime», remarque une source diplomatique. Quoi qu’il en soit, tout montre que la Turquie veut se positionner en mer Egée, notamment pour pouvoir se tailler une part du gâteau dans les explorations gazières qui y ont été découvertes. «Dans le fond, Erdogan essaye de donner un cadre légal à son concept de Patrie Bleue ; il pense qu’il a, en ce moment, avec le conflit en Ukraine, le rôle qu’il y joue et le précédent créé par les Russes, une opportunité de promouvoir son positionnement illégal», tranche Tasos Chatzivasileiou pour qui la Grèce est «la garante de la stabilité et de la démocratie dans la région».
Sauf que, source supplémentaire d’inquiétude, «il n’y a plus de discussion bilatérale, ni au niveau technique, ni au niveau administratif», explique une autre source diplomatique grecque. Dans ce contexte, les violations de l’espace aérien grec et des eaux territoriales grecques qui se multiplient inquiètent. Le 27 avril, par exemple, quarante-deux survols illégaux ont eu lieu. Un avion militaire turc est arrivé à proximité d’Alexandroúpoli, la grande ville au nord de la Grèce. «Que se passera-t-il en cas d’accident ?» interroge la même source. Craignant une escalade qui dépasserait les mots.
Libération, 12 juin 2022, Fabien Perrier