Légende de la photo: Nous ne voulons pas de président d’université nommé par l’Etat
Dans une tribune du quotidien Libération (24 janvier 2021) Etienne Balibar, philosophe et Zeynep Gambetti, ancienne professeure à l’Université Bogaziçi (Bosphore) analysent et soutiennent le mouvement de résistance initié par les étudiants contre la nomination d’un président d’Université par le chef de l’Etat.
- Sur le Bosphore, enseignants et étudiants en lutte pour la liberté
“En nommant début janvier un proche du pouvoir au poste de recteur de la prestigieuse université du Bosphore, le président Erdogan n’a fait que confirmer sa mainmise sur l’enseignement supérieur public turc. Un mouvement d’indignation s’est levé devant ce nouveau putsch universitaire.
Aux premières heures de 2021, le président Recep Tayyip Erdogan a promulgué un décret nommant d’autorité Melih Bulu recteur de la prestigieuse université du Bosphore (c) à Istanbul, provoquant l’indignation de ses professeurs et étudiants ainsi que de la plupart des médias turcs. Car Bulu n’a aucun lien avec cette université, sauf le doctorat en gestion qu’il y a obtenu en 2003. En revanche, il est proche de l’AKP, le parti au pouvoir, pour lequel il a été candidat aux législatives de 2015.
Le communiqué, publié le 3 janvier par le corps enseignant de Bogazici, résume bien l’enjeu : «Pour la première fois depuis le régime militaire de 1980, un administrateur non élu et n’appartenant pas au corps enseignant de l’université a été nommé le 1er janvier 2021 à minuit comme recteur à Bogazici. Cette nomination s’inscrit dans la continuité des pratiques antidémocratiques qui vont s’aggravant sans cesse depuis 2016. Nous n’acceptons pas cette violation flagrante de l’autonomie, de la liberté scientifique et des valeurs démocratiques de notre université.»
En effet, la mainmise du pouvoir sur l’enseignement supérieur avait commencé sous la junte militaire. Auparavant quasi autonomes, les universités ont été mises sous contrôle par les généraux en vue de les «dépolitiser» et d’y imposer un cursus imprégné d’idéologie patriotique. Des milliers d’universitaires avaient alors été expulsés ou contraints à l’exil. La tutelle militaire a continué par le biais du Conseil de l’enseignement supérieur (YÖK). Mais en 1992, Bogazici a été la première à défier la procédure autoritaire de nomination des recteurs, organisant des élections internes dont le vainqueur a été proposé au YÖK comme seul candidat légitime. Mis au pied du mur, le gouvernement s’était vu contraint de légaliser la procédure élective pour toutes les universités de Turquie.
Université publique et fonctionnant sur fonds publics, Bogazici a tout de même maintenu une culture démocratique, pluraliste, ouverte aux rencontres de diverses idéologies, ethnicités et orientations sexuelles parmi ses étudiants et enseignants. Toutes choses que les partis au pouvoir trouvent intolérables. Elle s’est attiré les foudres des nationalistes, des conservateurs ainsi que de républicains kémalistes, qui tous ont crié à la «haute trahison» lorsque Bogazici a coorganisé un colloque sur la situation des Arméniens dans l’Empire ottoman d’avant 1915. Vilipendée par les médias populistes comme une université «élitiste», dont les enseignants sans contact avec le pays réel «se saoulent au whisky en face du Bosphore», elle n’en est pas moins devenue la première université de Turquie classée parmi les 500 meilleurs établissements d’enseignement supérieur dans le monde, en demeurant obstinément fidèle à ses principes.
Tout a basculé en 2016. Le putsch manqué a fourni au gouvernement le prétexte qu’il cherchait pour fermer des universités dans tout le pays, licencier des milliers d’universitaires, engager contre d’autres un train de poursuites judiciaires et administratives, et rétablir la pratique de nomination par décret des recteurs. Les élections à Bogazici, dont le vainqueur avait obtenu 80 % des voix du corps enseignant, n’ont pas été prises en compte par Erdogan, qui a nommé un professeur n’ayant même pas posé sa candidature aux élections internes. Dans le climat de chaos et de peur suscité par le putsch et la déclaration de l’état d’urgence, la plupart des enseignants ont alors accepté ce compromis, malgré les fortes objections qu’il suscitait.
Ce n’était qu’un répit provisoire. Bien qu’acceptant de payer le prix pour éviter l’anéantissement complet de sa liberté, Bogazici a fini par subir le même sort que les autres. Seuls son prestige et ses relations scientifiques internationales lui avaient en partie permis d’éviter les purges (dont ont néanmoins été victimes deux signataires de la pétition des Universitaires pour la paix). Il est clair désormais que le régime de l’AKP n’a aucune considération ni pour la connaissance ni pour la pensée critique ou la liberté de chercher et d’enseigner. Une vingtaine d’universités sont dirigées par un membre actif de l’AKP. La tutelle militaire de 1980 a simplement été remplacée par une tutelle civile.
Les leçons de 2016 ont poussé les étudiants ainsi que le corps enseignant à s’insurger contre cet état de choses. Le slogan «Nous n’acceptons pas, nous ne renonçons pas !» est resté sur Twitter pendant deux jours. Plus étonnant, les médias se sont fait l’écho de la réprobation de l’opinion publique. Il se trouve qu’on peut faire valoir contre le recteur nommé des soupçons de plagiat dans sa thèse de doctorat et ses publications ultérieures. Il est aussi question des visées de groupes financiers proches de l’AKP sur le magnifique campus de Bogazici surplombant le Bosphore. Dans une économie mise à genoux par la spéculation, à laquelle s’ajoute maintenant le Covid-19, le parti cherche frénétiquement de nouvelles possibilités d’investissements. Des fonds qataris seraient sur les rangs.
En réponse à la mobilisation, le gouvernement a instauré un blocus couvrant tout le quartier de l’université. Lundi 4 janvier, des milliers d’étudiants de Bogazici et d’autres universités se sont massés pour manifester devant l’entrée principale du campus, cadenassée par la police. Les étudiants ont été tabassés, et la police a utilisé contre eux du gaz lacrymogène et des balles de défense. Le lendemain, elle a forcé les portes de nombreux logements, plaçant 22 étudiants en garde à vue et leur infligeant des fouilles à nu. Les étudiants LGBTQ + ont été humiliés et malmenés. Après que ce premier groupe a été finalement libéré le jeudi, trois autres ont été arrêtés à Ankara, lors d’une manifestation de soutien. Des blindés, des policiers anti-émeute et en civil ont occupé le campus tout au long de la semaine. Agitant le spectre d’un nouveau «Gezi» [mouvement prodémocratique à la suite des printemps arabes, ndlr], le président Erdogan et son entourage, suivis par la presse progouvernementale, n’hésitent pas à qualifier le rejet du recteur de «défi terroriste».
Le combat pour l’autonomie de Bogazici est en train de se transformer en bataille pour les libertés universitaires en général. L’université turque en son entier y trouvera-t-elle un ressort pour résister à la mise au pas et regagner le terrain perdu depuis 2016 ? La réponse semble suspendue au sort de Bogazici. Elle peut aussi dépendre de la vigueur de notre soutien. Car, quoi qu’on en dise, le pouvoir d’Ankara doit en ces matières tenir compte de l’opinion internationale.”
Etienne Balibar, philosophe ancien professeur à l’université Paris-Nanterre occupe actuellement la Chaire anniversaire en Philosophie européenne moderne de l’Université de Kingston à Londres.
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