« Au XVIIe siècle, entre 1630 et 1672, l’écrivain voyageur ottoman Evliya Çelebi sillonne la Turquie et les pays voisins pour écrire les dix volumes de son célèbre Livre des Voyages » rapporte Gisèle Durero-Köseoglu dans Le Petit Journal du 6 octobre 2022.
Dans le premier tome, consacré à sa ville natale, Istanbul, il explique que la ville comportait à sa création vingt-sept talismans destinés à la protéger des catastrophes et des épidémies, et qu’il en subsistait dix-sept à son époque. Peut-on les voir aujourd’hui ? Pas tous, car beaucoup ont disparu. Cependant, tenter de retrouver ceux qui ont survécu aux outrages des siècles peut constituer un itinéraire de promenade culturelle dans la ville.
La colonne d’Arcadius
Premier talisman, cette colonne est située dans l’actuel quartier de Cerrahpaşa, à l’emplacement de ce qui fut jadis le Forum Arcadius, puis devint la place du Marché aux esclaves.
Il s’agissait d’une colonne triomphale constituée de mille pierres de marbre blanc, érigée par Arcadius au Vème siècle pour célébrer une victoire, mais elle a été abattue par un séisme. La légende raconte qu’une fois par an, la statue au visage de fée qui la surmontait poussait un tel cri que les oiseaux périssaient, ce qui permettait aux habitants d’organiser un festin… Aujourd’hui, il ne subsiste de la colonne, qui comportait jadis un escalier intérieur de 233 marches, que le sous-bassement, longtemps surnommé « la pierre du Marché aux esclaves », car il a perdu ses bas-reliefs que les croyances populaires interprétaient comme une illustration prophétique de la façon dont la ville serait conquise. Il est désormais coincé entre deux maisons et sert de refuge aux chats des rues.
La colonne en porphyre rouge de Constantin
Deuxième talisman, cette colonne est située à Çemberlitaş. Elle est surnommée la « colonne brûlée », car elle a été endommagée par un incendie suite auquel on l’a renforcée avec des cercles de métal.
Haute de 35 mètres, elle a été amenée du temple d’Apollon de Rome et érigée le 11 mai 330 pour symboliser la fondation de la Nouvelle Rome. A l’origine, elle soutenait la statue de Constantin représenté en dieu-soleil, et on dit que l’empereur avait fait placer dans son fondement des reliques païennes et chrétiennes mélangées, comme la statue de Pallas-Athénée venue de Troie, la cognée de Noé, la fiole d’huile avec laquelle Marie-Madeleine aurait oint les pieds de Jésus, et un fragment de la Vraie Croix. C’est pourquoi on lui attribuait la vertu de protéger les membres de la famille impériale et les Constantinopolitains des maladies et des catastrophes. Quoi qu’il en soit, cette colonne revêt une importance capitale puisqu’elle a joué un grand rôle dans l’Histoire et constitue aujourd’hui le seul vestige du Forum de Constantin, même si ses fondations ont souvent, au cours des siècles, été endommagées par des chercheurs de trésors.
La Colonne de Marcien
Ce troisième talisman est situé à Fatih. Cette colonne est appelée en turc « Kıztaşı » ou « Colonne de la fille », par référence au bas-relief de la déesse de la victoire qui orne son piédestal.
Façonnée en granit et en marbre, coiffée d’un chapiteau corinthien, elle a conservé sa belle Niké ailée.
L’inscription est encore lisible aujourd’hui : « Ceci est le monument de l’empereur Marcien réalisé par Tatianus ». La statue en bronze du souverain qui la surmontait, emportée par les Vénitiens lors de la quatrième croisade, se trouve aujourd’hui à Bari, en Italie, sous la dénomination de « Colosse de Barletta ».
Les vestiges de la Colonne de la peste
Les autres ayant disparu, vous pourrez découvrir ce onzième talisman, encastré au bas des fondations externes du Hammam de Bayezid, sur Divan Yolu, juste en face des ruines du Forum de Théodose. La colonne avait la réputation d’éloigner la peste de la cité, et un stylite vivait sur son chapiteau. Mais on raconte que le sultan Bayezid II la fit démolir après qu’un de ses fils ait contracté la terrible maladie et il décida alors de construire le hammam à sa place.
Séraphins ou archange de Sainte-Sophie ?
Nous n’avons plus ni le douzième ni le treizième talisman et le quatorzième est incertain, car il était, selon Evliya Çelebi, constitué par quatre piliers situés dans le jardin de Sainte-Sophie et représentant les quatre archanges : Michael, Raphaël, Gabriel et Uriel. Chacun avait une fonction : le battement d’ailes de Michaël annonçait l’apparition d’un héros venu du Nord, celui de Raphaël protégeait de la famine en Occident, celui de Gabriel apportait la prospérité en Orient et celui d’Uriel (ou d’Azraël, selon la tradition musulmane), protégeait d’une épidémie de peste. Mais comme les colonnes ont disparu, des écrivains postérieurs ont supposé que les quatre protecteurs de la cité pouvaient être les quatre séraphins représentés sur les pendentifs soutenant le dôme de Sainte-Sophie, ou l’archange Michael peint sous la coupole, même si cela ne correspond pas à la narration du célèbre voyageur.
Le quinzième, le seizième et le dix-septième talisman sont encore visibles tous les trois en enfilade à Sultanahmet, situés sur ce qui fut jadis la « spina », le centre de l’hippodrome byzantin.
L’Obélisque muré (ou Colonne de Constantin VII Porphyrogénète)
Il a été édifié au IVème siècle. Haut de 32 mètres, il fut construit sur place avec des blocs sommairement dégrossis dont la légende situe le nombre à trois cent mille et comportait, dit-on, à son sommet, un énorme aimant destiné à protéger la ville des séismes. Il était jadis couvert de plaques de bronze doré orné de motifs, mais celles-ci furent vandalisées lors de la quatrième croisade.
L’Obélisque de Théodose
Ce seizième talisman a été apporté d’Egypte, et il a fallu trente-deux jours de travail pour l’ériger.
Venu du temple de Karnak, il avait été construit 155 ans av. J.-C. pour le pharaon Thoutmosis III et orné de hiéroglyphes consacrés à la célébration du dieu Horus. Son piédestal, dont une inscription signale qu’il a été dressé sur l’hippodrome par l’empereur Théodose, est orné de bas-reliefs représentant l’empereur avec son épouse et ses fils ou inspectant les prisonniers de guerre ou remettant leur couronne aux vainqueurs des courses de l’hippodrome.
La Colonne aux serpents
Quant à cette « colonne serpentine », dix-septième et dernier talisman aux dires d’Evliya Çelebi, elle vient du temple d’Apollon de Delphes, où elle avait été fabriquée pour commémorer la victoire des Grecs sur les Perses à la bataille de Platée, au Vème siècle av. J.-C.
Jadis d’une hauteur totale de huit mètres, elle est en partie enterrée. Faite de trois serpents enroulés, dont les têtes supportaient un trépied d’or surmonté d’une coupe, elle a subi plusieurs mutilations, certains la considérant comme une incarnation du diable. La légende raconte même que Mehmet II en personne brisa l’une des têtes mais le lendemain, la ville fut envahie de serpents et le sultan décida alors de faire protéger le monument, qui fut dès lors interprété comme un protecteur des malades et des infirmes.
La seule tête restante a été retrouvée au XIXe siècle, lors de fouilles archéologiques, et se trouve aujourd’hui au Musée archéologique d’Istanbul.
Sachez qu’une expédition destinée à répertorier tous ces vestiges vous demandera de la persévérance, car même si vous ne commencez pas par la Colonne d’Arcadius, un périple débutant à la Colonne de Marcien et se poursuivant sur Divan Yolu jusqu’à l’hippodrome, nécessite plusieurs kilomètres de marche. Mais vous aurez la satisfaction d’avoir contemplé les talismans de la cité…
Le Petit Journal, 6 octobre 2022, Gisèle Durero-Köseoglu