Erol Önderoglu, journaliste : « En Turquie, on observe un perfectionnement du système autoritaire contre les médias »/Nicolas Bourcier/ LE MONDE

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Le Monde, le 1è février 2025

Le nouveau report du procès du représentant de Reporters sans frontières dans le pays, après neuf ans de procédure, illustre la dégradation en continu de l’indépendance de la justice turque. Ces derniers jours ont été marqués par l’arrestation par la police de plus d’une dizaine de journalistes.

L’audience aura duré deux minutes, jeudi 30 janvier, le temps de renvoyer la procédure au mois d’avril. La précédente, qui a eu lieu en octobre, ici même, au sein de cette cour pénale d’Istanbul, avait été expédiée dans un laps de temps tout aussi court, à peine un peu moins que celle de mars. L’affaire, qui occupe les magistrats depuis près de neuf ans, concerne Erol Önderoglu, le représentant de Reporters sans frontières (RSF). Ce dernier est accusé, avec la défenseuse des droits humains Sebnem Korur Fincanci et le journaliste Ahmet Nesin, d’avoir pris part à une campagne de solidarité en faveur du quotidien d’opposition prokurde Özgür Gündem. Vingt-quatre comparutions ont eu lieu jusqu’à présent sans qu’aucune issue ne se dessine.

« Cette affaire, comme toutes les autres et comme toutes celles qui se multiplient ces derniers temps, sont autant d’épées de Damoclès qui planent sur l’activité de journaliste en Turquie », déplore Erol Önderoglu, faisant référence à la vague de répression et au nombre de mises en examen qu’ont subies une dizaine de ses confrères depuis le début de l’année.

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Son cas, comme tant d’autres, illustre la dégradation continuelle de l’indépendance de la justice turque. En mai 2016, lui et 55 autres personnalités s’étaient relayés pour assumer symboliquement la rédaction en chef d’Özgür Gündem, un journal plusieurs fois interdit, accusé par le pouvoir d’être un paravent du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et qui avait cessé de paraître en 1994 après l’assassinat et la disparition d’une trentaine de ses journalistes et employés. C’est sur la base d’articles publiés pendant cette campagne de soutien de six mois que les trois coaccusés sont poursuivis pour « propagande terroriste » et « apologie de crime », et qu’ils restent toujours passibles de quatorze ans et de six mois de prison.

« Stratégie très élaborée »

Déjà marqué par de nombreux reports, un premier procès avait fini au bout de trois ans par l’acquittement d’Erol Önderoglu et de ses coaccusés. Une décision annulée en octobre 2020, une semaine après que le président Recep Tayyip Erdogan a publiquement attaqué Sebnem Korur Fincanci, qui venait d’être nommée présidente de l’Association médicale turque, en la qualifiant de « terroriste ».

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La cour d’appel d’Istanbul a alors non seulement rejeté le caractère symbolique de la campagne de soutien au quotidien, mais elle a considéré que les trois accusés auraient dû être jugés pour les mêmes charges que celles retenues contre le rédacteur en chef, Inan Kizilkaya. En 2022, la demande de révocation du juge Murat Bircan en raison de ses liens avec le Parti de la justice et du développement (l’AKP), la formation au pouvoir pour laquelle il a été candidat à la mairie de Samsun, a été rejetée par le tribunal. Depuis, la cour dit attendre la déposition d’Ahmet Nesin, qui réside en France.

En plus de vingt-cinq ans de carrière chez RSF, Erol Önderoglu affirme aujourd’hui observer de la part des autorités un « véritable perfectionnement du système autoritaire mis en place ces derniers temps par Ankara » : « Il n’y a plus les incarcérations de masse de journalistes que l’on voyait au cours des décennies précédentes, mais il s’est mis en place une stratégie très élaborée, qui consiste à cibler et à réduire au silence les journalistes et youtubeurs les plus influents. On observe un accroissement des interpellations, des contrôles ou des poursuites judiciaires abusives et une amplification de la censure sur Internet. »

Des chiffres édifiants

Les derniers chiffres disponibles sont édifiants. Selon l’enquête annuelle du site d’information Bianet, spécialisé dans les droits humains, au moins dix journalistes ont été emprisonnés en 2024 et 57 journalistes détenus, puis relâchés sous des mesures de contrôle judiciaire telles que l’interdiction de voyager, l’obligation d’émarger dans un commissariat ou l’assignation à résidence. L’accès à 3 136 reportages et contenus journalistiques a été bloqué ces douze derniers mois. Le Conseil suprême de la radio et de la télévision turques (RTÜK) a privé une des dernières radios indépendantes, Açik Radyo, de sa licence, après près de trente ans d’antenne.

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Rien qu’en janvier sept journalistes d’une agence kurde ont été appréhendés par la police. Encore l’avant-veille de l’audience d’Erol Önderoglu, trois journalistes d’une chaîne proche de l’opposition, dont une présentatrice et un enquêteur vedette, ont été arrêtés alors qu’ils préparaient leur émission du soir. Deux ont été relâchés sous contrôle judiciaire le lendemain, alors qu’au même moment deux autres responsables de la chaîne étaient emmenés à leur tour au poste, avant d’être relâchés à leur tour.

Dans son rapport pour l’année 2024, RSF a placé la Turquie au 158e rang sur 180 de son classement sur la liberté de la presse, soulignant que « tous les moyens sont bons pour affaiblir les plus critiques ». Et l’ONG d’ajouter : « Le pluralisme des médias est plus que jamais remis en cause. »

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Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)

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