Politique internationale, n° 187 – Printemps 2025
L’arrestation, le 19 mars dernier, d’Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul et candidat désigné du Parti républicain du Peuple (CHP, kémaliste) à la prochaine élection présidentielle, prévue pour 2028, a mis le feu aux poudres en Turquie. Des centaines de milliers de personnes ont déferlé dans les rues, dans tout le pays, pour protester contre ce coup de force judiciaire du président Recep Tayyip Erdogan, qui exerce le pouvoir depuis 2003. Qui sont ces contestataires, que veulent-ils et quelles sont leurs chances de succès ? Éléments de réponse avec Marie Jégo, spécialiste reconnue de la politique turque.
Grégory Rayko — Ekrem Imamoglu a été arrêté pour « corruption ». Concrètement, quels sont les faits qui lui sont imputés ?
Marie Jégo — Officiellement, il est accusé de corruption passive, d’extorsion de fonds et de trucage des marchés publics, autrement dit d’avoir demandé de l’argent à des hommes d’affaires en échange de contrats avec la mairie d’Istanbul. On lui reproche aussi d’avoir fait preuve de népotisme : il aurait procuré des emplois, à la mairie d’Istanbul, à des gens qui avaient été ses collaborateurs à la mairie de Beylikdüzü, l’arrondissement de la ville dont il fut le maire avant de devenir, jusqu’en 2019, celui d’Istanbul. Cette dernière accusation est particulièrement grotesque quand on songe aux pratiques de l’AKP (Parti de la justice et du développement), le parti de Recep Tayyip Erdogan. Faut-il rappeler qu’Erdogan avait, en 2018, nommé son gendre ministre des Finances (1) alors que celui-ci n’avait aucune connaissance de l’économie ?
Pour le reste des incriminations retenues contre Imamoglu, il n’est pas impossible qu’il ait pu attribuer des marchés publics à des gens qu’il connaissait. Mais toute la Turquie fonctionne de cette manière ! Dans les mairies tenues par l’AKP, les marchés ne vont pas à des entreprises réputées proches du CHP. Au contraire, ils sont systématiquement confiés — parfois, sans la moindre mise en scène de compétition — à des entrepreneurs pro-AKP qui mettent la main au porte-monnaie pour financer les campagnes d’Erdogan. Les accusations visant Imamoglu sont donc pour le moins malvenues quand on sait comment fonctionne le parti du pouvoir…
G. R. — La veille de l’interpellation d’Imamoglu, il y avait eu un premier coup de semonce : son diplôme universitaire avait été annulé…
M. J. — Effectivement. Pour être candidat à la présidence de la République en Turquie, il faut avoir un diplôme universitaire. Dès lors, quand on a appris que le diplôme de l’université d’Istanbul qu’Imamoglu avait obtenu en 1994 était annulé, on a compris que l’étau se resserrait. Mais, en réalité, cela faisait un certain temps que le pouvoir se préparait à le faire tomber. Il avait été autrefois condamné pour injures publiques simplement parce qu’il avait tenu des propos désobligeants à l’égard de certains fonctionnaires de la commission électorale. Là encore, quand on se souvient de la façon dont s’exprime Erdogan à propos de ses adversaires politiques ou de certains dignitaires étrangers, on rit jaune… Quoi qu’il en soit, le dispositif visant à empêcher Imamoglu de se présenter à la prochaine présidentielle était déjà en place. Première étape : on annule son diplôme. Deuxième étape : on l’arrête. Et ensuite on l’inculpe, sachant qu’il va très probablement être condamné et aller en prison.
G. R. — Pourquoi le pouvoir est-il passé à l’action le 19 mars, pas avant et pas après ?
M. J. — Peut-être parce que le parti d’Imamoglu, le CHP, s’apprêtait à organiser une primaire afin de désigner son candidat à la présidentielle. Le suspense était limité dans la mesure où Imamoglu était seul en lice, mais une forte participation aurait pu être un atout en vue de sa future campagne.
G. R. — Cette primaire a tout de même eu lieu, alors qu’Imamoglu avait déjà été arrêté…
M. J. — Oui, et la participation a été colossale ! Tout le monde pouvait voter. Résultat : quelque 15 millions de personnes se sont déplacées pour entériner la candidature d’Imamoglu (2) !
G. R. — Ce qui signifie qu’il est populaire dans tout le pays, et pas seulement à Istanbul…
M. J. — Tout à fait. C’est une figure charismatique, réellement populaire, y compris dans les villes acquises à l’AKP, comme Rize ou Trabzon, où des foules se rassemblent pour le soutenir. L’explication, c’est qu’Imamoglu coche toutes les cases. Même les islamistes l’apprécient parce qu’il fait la prière et que sa mère est voilée. Les laïcs, eux, l’aiment parce que sa femme n’est pas voilée et qu’il est quand même moderne à bien des égards. Quant aux Kurdes, ils ne le détestent pas parce qu’il a, à Istanbul, passé un accord — ce qu’on a appelé un « consensus urbain » — avec le parti DEM, qui est la principale formation issue de la mouvance kurde.
Il est vrai qu’à Istanbul son bilan est plutôt positif. Il a notamment lancé d’importants projets culturels et a fait circuler les métros toute la nuit les samedis et les dimanches, ce qui plaît particulièrement aux jeunes ! Or Istanbul, c’est le fief d’Erdogan, la ville qui a servi de tremplin à sa carrière politique et dont il a été maire de 1994 à 1998. D’ailleurs, à cette époque, il a été emprisonné pendant trois mois (pour avoir, lors d’un meeting le 6 décembre 1997, cité des vers du poète Ziya Gökalp — « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats » — ce qui lui a valu d’être condamné pour incitation à la haine). Cette courte détention a démultiplié sa popularité. À tel point que les autorités avaient dû ouvrir une permanence à côté de la maison d’arrêt, dans une station-service, pour accueillir tous ceux qui voulaient lui rendre visite ! Il en est sorti auréolé de cette image de martyr avant de devenir, un peu plus tard, d’abord premier ministre puis président. Soit dit en passant, bon nombre d’hommes politiques, d’intellectuels, de journalistes turcs sont passés à un moment ou à un autre par la case prison. Un intellectuel turc qui avait, lui aussi, été incarcéré à l’époque du coup d’État militaire de 1980 m’a dit un jour : « Vous savez, les prisons, ce sont nos universités »…
G. R. — Un destin à la Erdogan vous semble-t-il imaginable pour Imamoglu : un peu de prison puis une libération et, rapidement, une accession au pouvoir ?
M. J. — Ce scénario semble peu probable. Ne serait-ce que parce qu’il pourrait être condamné à une peine très lourde, à l’instar de Selahattin Demirtas, l’ex-chef du parti HDP (rebaptisé DEM) qui croupit derrière les barreaux depuis 2016 et a été condamné l’an dernier à 42 ans de prison (3)…
Les temps sont beaucoup plus durs pour les opposants qu’à l’époque où Erdogan avait été emprisonné. Outre Imamoglu, une centaine de personnes, y compris deux maires d’arrondissement d’Istanbul, membres du CHP, ont été arrêtés. Et même des personnalités qui n’appartiennent pas à l’opposition peuvent être embastillées pour avoir exprimé une opinion qui déplaît au pouvoir. En février, Orhan Turan, le patron de la Tüsiad, le Medef turc, a été arrêté, ainsi que son bras droit, Omer Aras (4). Or cette institution paraissait intouchable. Elle regroupe les grosses entreprises, mais aussi de très nombreuses PME qui constituent le tissu économique de la Turquie et en qui font la force. La Tüsiad n’est pas l’organisation préférée d’Erdogan ; dans ses rangs figurent des grands patrons notamment issus de familles qui se sont enrichies depuis les premières décennies de la République, dans les années 1940-1950 et des petits entrepreneurs dynamiques, peu politisés, soucieux avant tout de conquérir de nouveaux marchés. Tous composaient avec le régime… jusqu’au jour où leur président, Orhan Turan, a été amené manu militari devant un juge — une scène qui a d’ailleurs été largement diffusée par les médias progouvernementaux. En cause, le discours virulent qu’il avait prononcé quelque jours plus tôt devant ses pairs, dénonçant l’impéritie des autorités : la gestion calamiteuse du tremblement de terre du 6 février 2023 ; la corruption des services d’inspection à l’origine de plusieurs incendies d’hôtels ; le scandale des nourrissons retrouvés morts dans un hôpital, sur fond d’un sordide trafic (5)… Le patron de la Tüsiad était allé jusqu’à dire qu’il était plus facile en Turquie de créer une entreprise criminelle que de créer une entreprise tout court !
G. R. — Ces deux responsables sont-ils en prison aujourd’hui ?
M. J. — Non, ils sont aux arrêts, mais à leur domicile. En attendant leur procès, on leur a confisqué leurs passeports, ils ne peuvent pas sortir du pays, ce qui est quand même très gênant pour des dirigeants de ce niveau qui normalement courent le monde d’une conférence à l’autre et représentent le secteur privé turc à l’international.
G. R. — La justice turque est donc aujourd’hui entièrement aux ordres du pouvoir…
M. J. — Oui, et elle peut faire condamner qui elle veut grâce à une disposition qui date de 2007 et qui permet de faire intervenir à charge, contre les gens qu’on a arrêtés, des témoins anonymes. Cette pratique a été largement employée après le putsch de 2016 contre les gülenistes (6) et contre les hauts gradés qui avaient pris part à la tentative de coup d’État. C’est si facile : on verse au dossier des témoignages dont personne ne sait exactement d’où ils sortent, mais qui sont considérés comme étant crédibles sans que qui que ce soit ait besoin de venir déposer. C’est une méthode qui pourrait tout à fait être utilisée contre Imamoglu et la centaine de personnes arrêtées avec lui.
G. R. — La justice est sous contrôle, mais ce n’est pas le cas du système électoral puisque Imamoglu a pu gagner à deux reprises les municipales à Istanbul, et puisque Erdogan s’inquiète tant pour la prochaine présidentielle qu’il fait tout pour écarter son principal rival. Cela signifie-t-il que le pouvoir ne peut pas truquer les élections ?
M. J. — Les Turcs attachent une grande importance aux élections. La participation est toujours très élevée, de l’ordre de 80 %, voire plus. Dans un pays aussi politisé que la Turquie, il est impossible de falsifier des millions de bulletins. Le CHP — le parti créé par Atatürk à l’avènement de la République — est présent à tous les échelons des institutions. Il compte énormément d’observateurs, ses militants sont très actifs, la supervision des élections est un moment essentiel pour eux. La situation est radicalement différente de celle de la Biélorussie ou de la Russie, par exemple. D’où l’inquiétude que ressent Erdogan en voyant émerger un adversaire comme Imamoglu, plus jeune, plus dynamique et plus charismatique que Kiliçdaroglu, le candidat du CHP à la présidentielle de 2023, qui avait tout de même récolté près de 48 % des suffrages au second tour.
G. R. — C’est ce qui explique son empressement à se débarrasser de lui avant la primaire symbolique de l’opposition, alors même que la présidentielle est programmée pour 2028 ?
M. J. — Elle pourrait bien avoir lieu plus tôt. En effet, Erdogan accomplit son troisième mandat. Il est au pouvoir au total depuis 22 ans, mais de 2003 à 2014 il était premier ministre et est devenu président en 2014. En 2017, il a organisé un référendum constitutionnel pour changer la Loi fondamentale, de sorte que les compteurs ont été remis à zéro.
Il a été élu en 2018, puis réélu en 2023. Normalement, il ne peut plus concourir à nouveau en 2028 car la Constitution amendée de 2017 précise que le nombre maximal de mandats est de deux. Il est donc en train de réfléchir à différentes manœuvres qui lui permettraient de contourner l’obstacle. Comme il lui est difficile de faire modifier la Constitution par le Parlement, où l’AKP ne dispose pas de la majorité qualifiée, l’une des options consisterait à convoquer des élections présidentielles anticipées : son mandat actuel n’étant pas allé jusqu’à son terme, il pourrait tranquillement se représenter… Il faut bien comprendre qu’il est obsédé par le pouvoir et qu’il ne veut en aucun cas l’abandonner. La présidentielle pourrait donc se tenir bien avant 2028, d’où cette détermination à régler la question Imamoglu au plus vite.
G. R. — Dans ces conditions, pensez-vous que les manifestations vont continuer encore longtemps ?
M. J. — Ce n’est pas certain, car le pouvoir a déjà fait arrêter 2 000 personnes, dont une bonne partie sont des étudiants. 74 manifestants ont été inculpés pour lesquels le procureur a requis des peines comprises entre six et trois ans de détention. Et l’on sait qu’une fois interpellés ces jeunes sont frappés, insultés, humiliés…
Imaginez un jeune qui fait ses études et tout d’un coup, on l’arrête, on le tabasse et on lui apprend qu’il va passer trois ans en prison parce qu’il participé à une manifestation interdite : il y a de quoi refroidir les ardeurs des plus obstinés ! D’ailleurs, le CHP, qui organise ces rassemblements, cherche à y mettre bon ordre, à faire en sorte qu’il n’y ait plus d’actions spontanées. Pour l’instant, le principe est de tenir deux rassemblements par semaine qui, eux, restent autorisés. Le CHP veut encadrer le mécontentement populaire.
G. R. —Les protestataires réclament-ils seulement la libération d’Imamoglu et des personnes qui ont été emprisonnées avec lui, ou bien vont-ils jusqu’à exiger le départ d’Erdogan ?
M. J. — Au début, on entendait des mots d’ordre anti-Erdogan, les gens exprimaient leur désir de liberté. Puis, avec la reprise en main des rassemblements par le CHP, on voit apparaître de très nombreux drapeaux turcs et des portraits d’Atatürk, et on scande ce slogan : « Nous sommes les soldats d’Atatürk. » Reste à voir si cette mobilisation canalisée et en quelque sorte « kémalisée » peut durer. Il est possible que ces manifestations hebdomadaires perdurent un certain temps, comme une sorte de rituel : les gens sortiront, ils agiteront les drapeaux, ils crieront… et puis après tout le monde rentrera chez soi. Pour autant, je ne veux pas jeter la pierre au CHP pour avoir voulu donner au mouvement un caractère moins anarchique qu’au départ. Les responsables du CHP savent le sort qui est réservé aux personnes interpellées, et ils ne veulent pas avoir du sang sur les mains. On se souvient que les grandes manifestations précédentes, autour du parc de Gezi à Istanbul en 2013, s’étaient soldées par une dizaine de morts (7).
G. R. — Quel est le contexte économique dans lequel surviennent tous ces événements ?
M. J. — La situation économique n’est pas brillante même si une légère amélioration se dessine : l’inflation, qui avait atteint 80 % l’année dernière, a selon les statistiques officielles été maîtrisée en mars, à 39% en rythme annuel. Le pays peine à attirer les investissements étrangers dont il a besoin pour financer sa dette et il aura peut-être encore plus de mal à le faire maintenant que les responsables de la Tüsiad ont été mis aux arrêts. Durant les premiers jours des manifestations, la livre turque a décroché. Pour la soutenir, la Banque centrale a dépensé quelque 25 milliards de dollars en trois jours — sachant que les réserves totales du pays s’élèvent à environ 60 milliards de dollars.
Séquence éclairante : le jour de l’arrestation d’Imamoglu, le ministre des Finances Mehmet Simsek, un très bon économiste qui a travaillé pour la banque d’investissement Merrill Lynch, recevait des banquiers et des directeurs de fonds d’investissement étrangers pour les convaincre d’investir en Turquie, mais de façon plus solide et non en pratiquant des investissements de portefeuille qui consistent à jouer sur les variations des taux de change. Alors que la réunion n’était pas terminée, les gens ont reçu des alertes sur leur téléphone les informant que le maire d’Istanbul était en prison et que des foules se rassemblaient dans les rues, qu’une crise majeure était en train de se dérouler… Simsek, qui essaie d’assainir les finances qu’Erdogan et son gendre Berat Albayrak ont complètement ruinées, a du pain sur la planche !
G. R. — Pourquoi Erdogan avait-il placé son gendre à ce poste si exposé de ministre des Finances ?
M. J. — Il préfère la loyauté à la compétence. Mais la politique économique d’Albayrak a été si calamiteuse qu’Erdogan a dû le mettre dehors et rappeler Simsek, qui avait déjà occupé ce poste auparavant. Celui-ci tente de mettre en place une politique de rigueur afin de restaurer les comptes publics mais, je le répète, sa tâche est extrêmement compliquée.
G. R. — Y a-t-il d’autres personnalités dans l’entourage d’Erdogan qui pourraient être propulsées sur le devant de la scène ?
M. J. — On parle parfois de son autre gendre, Selçuk Bayraktar, actuellement à la tête de la grande usine de drones qui porte son nom. Mais je ne pense pas qu’il ait d’autres ambitions que de s’occuper de ses drones, qui d’ailleurs se vendent très bien dans de nombreux pays (8). En revanche, celui qu’il faut observer, c’est Hakan Fidan, l’actuel ministre des Affaires étrangères, qu’Erdogan appelle « ma boîte à secrets » : avant de prendre ses fonctions en 2023, il avait été, huit ans durant, à la tête des services secrets du pays.
G. R. — Quel rôle les Kurdes jouent-ils dans la mobilisation ?
M. J. — Le DEM, le principal parti kurde autorisé, a fait savoir qu’il ne se joindrait pas aux manifestations pour demander la libération d’Imamoglu. En effet, les Kurdes sont engagés dans un processus de paix avec Erdogan : Abdullah Ocalan, le chef du PKK emprisonné depuis 1999, a récemment appelé son organisation, que la Turquie considère comme un mouvement terroriste, à se dissoudre et espère obtenir en contrepartie une paix durable (9). Le DEM n’est pas le PKK, mais il est évidemment intéressé au premier chef par la fin de ce conflit qui dure depuis quarante ans. J’ajoute que les rapports entre le CHP et le DEM ne sont pas nécessairement au beau fixe même si, comme je l’ai dit, Imamoglu et les représentants du DEM à Istanbul se sont entendus autour d’un « consensus urbain ». Le CHP a toujours craint d’être accusé de soutenir le PKK, donc le terrorisme, s’il affichait une trop grande proximité avec le DEM. Entre 2016 et l’arrestation d’Imamoglu, neuf ou dix maires kurdes ont été limogés par le pouvoir central, sans que le CHP se mobilise pour prendre leur défense.
G. R. — Y a-t-il au sein du régime des éléments qui pourraient lâcher Erdogan et se retourner contre lui ? Je pense évidemment aux structures de force, c’est-à-dire à la police et à l’armée…
M. J. — Il n’y a rien à attendre de ce côté-là. L’armée est totalement verrouillée. De même que les médias. En 22 ans de pouvoir, Erdogan s’est employé à couper tous les bourgeons démocratiques. La grande manifestation de Maltepe, le 29 mars, n’a même pas été montrée par les chaînes pro-gouvernementales. Il existe aussi des chaînes indépendantes, mais elles sont en grande difficulté, harcelées par le régime qui leur inflige des amendes à répétition…
G. R. — Le pouvoir surveille aussi les réseaux sociaux…
M. J. — Oui, les comptes d’opposants sont régulièrement fermés. Pas moins de 700 comptes influents ont été bloqués sur X depuis le 19 mars. La répression ne cesse de se durcir. Anecdote révélatrice : un mois ou deux avant l’arrestation d’Imamoglu, une voyante a été arrêtée parce qu’elle avait eu le tort d’annoncer qu’un jour Erdogan allait mourir (10) !
G. R. — Dans ce climat de peur que vous décrivez, il faut sans doute un grand courage pour continuer de manifester, même dans le cadre des rassemblements autorisés qu’organise le CHP…
M. J. — Les manifestants en Turquie sont très courageux, c’est vrai. Mais il faut bien comprendre que la plupart d’entre eux sont poussés par le désespoir. Avec l’inflation, la plupart des jeunes ne peuvent plus se loger. Les prix des loyers ont explosé à Istanbul, tout est devenu extrêmement cher. Pour un étudiant, c’est vraiment un problème. Si l’on veut boire un café dans un endroit sympathique, on paie le même tarif qu’à Paris, mais les revenus ne sont pas les mêmes.
Au moment de la mobilisation de Gezi, l’économie allait plutôt bien. Cette fois, on observe un ras-le-bol généralisé, qui n’est pas que politique. Ce qui explique pourquoi les habitants de certaines villes qui votent traditionnellement pour l’AKP, comme Rize, Trabzon ou Konya, sont eux aussi sortis manifester. Erdogan sent que son pouvoir est finissant. Mais c’est un homme qui s’épanouit dans l’adversité ; il pense sans doute qu’il pourra surmonter cette crise-là comme il a surmonté les précédentes.
G. R. — Au final, quel scénario vous semble le plus probable aujourd’hui ? Un mouvement de masse qui parvient à emporter le régime, comme le Maïdan ukrainien en 2013-2014 ? Une mobilisation qui s’inscrit dans la durée et finit par obtenir quelques changements cosmétiques, à l’instar du Hirak algérien ? Ou bien une contestation courageuse mais qui ne débouche pas sur les avancées auxquelles elle aspire, avant de s’estomper, comme celle de Gezi en 2013 ?
M. J. — Je parierais sur un essoufflement du mouvement. Erdogan refuse de plier. Il se sent d’autant plus fort que sa position sur la scène internationale s’est raffermie. Désormais, il a largement la main sur la Syrie et il est courtisé par les Européens qui voudraient le voir rejoindre leur Coalition des volontaires (11) sur le dossier ukrainien.
G. R. — C’est ce qui explique, selon vous, la tiédeur des protestations officielles des pays européens ?
M. J. — Certainement. Encore faut-il se demander quels sont les moyens dont on dispose. Si nous voulions réellement mettre la pression sur Erdogan, quels seraient nos leviers ? Il y a bien les fonds versés à la Turquie dans le cadre de la mise en conformité avec les normes de l’UE — un processus encore officiellement en cours —, mais ces sommes sont relativement négligeables.
G. R. — Et les États-Unis ?
M. J. — Marco Rubio a eu quelques mots à propos des derniers événements, mais les Américains ont d’autres préoccupations concernant la Turquie, notamment la vente d’avions F35. Erdogan espère se rendre à Washington avant la fin du mois d’avril où il a bien l’intention de reprendre la discussion sur ce dossier qui avait été mis entre parenthèses à la suite de l’achat par Ankara de systèmes de défense antiaérienne à la Russie (12). Visiblement, les manifestants turcs ne doivent pas trop compter sur un soutien de l’extérieur…
(1) https://www.france24.com/fr/20180714-turquie-economie-berat-albayrak-erdogan-gendre-ministre-finances
(2) https://www.lefigaro.fr/flash-actu/turquie-15-millions-d-electeurs-ont-vote-a-la-primaire-symbolique-de-l-opposition-20250323
(6) https://www.courrierdesbalkans.fr/Turquie-le-15-juillet-2016-putsch-rate-et-chasse-aux-gulenistes
Erdogan, un régime finissant mais pas fini(12) https://www.ouest-france.fr/monde/turquie/la-turquie-suspendue-du-programme-de-developpement-de-l-avion-de-combat-f-35-6449125