Marie Jégo titre dans le Monde du 19 mai « Le président turc monnaye son soutien à Stockholm et Helsinki, qui ont besoin de sa voix pour intégrer l’Alliance«
Le réchauffement entre la Turquie et l’OTAN aura été de courte durée. A peine revenu en grâce auprès de ses alliés sur fond de guerre en Ukraine, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a semé le malaise en menaçant de bloquer le processus d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Alliance atlantique – rompant avec leur politique de neutralité, les deux Etats viennent de déposer leur candidature. « Comment pouvons-nous leur faire confiance ? », s’est interrogé M. Erdogan, lundi 16 mai, à Ankara. Et d’ajouter : « Aucun de ces pays n’a une attitude claire et ouverte envers les organisations terroristes. (…) Ils font entrer des terroristes dans leur Parlement et les laissent parler. »
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Dès vendredi, Ankara avait menacé de bloquer l’élargissement de l’OTAN à ces deux pays nordiques, un processus qui requiert l’unanimité des trente membres de l’Alliance. Champion du marchandage, le gouvernement turc cherche depuis activement à monnayer son soutien. Deux exigences sont formulées. Stockholm et Helsinki doivent cesser de défendre les militants kurdes réfugiés sur leurs territoires, car, du point de vue turc, ceux-ci sont affiliés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), classé comme organisation terroriste par l’Union européenne et par les Etats-Unis. Ankara réclame, depuis des années déjà, l’extradition de plus de trente militants présumés du PKK vivant en Finlande et en Suède.
Ibrahim Kalin, porte-parole et conseiller en politique étrangère de M. Erdogan, a rappelé dimanche que le PKK collectait des fonds et recrutait en Europe, et que sa présence était « forte, ouverte et reconnue », en Suède surtout. « Il faut arrêter de permettre aux médias, activités, organisations, individus et autres types de présence du PKK d’exister dans ces pays », a-t-il affirmé.
Autre exigence d’Ankara : que soient levées les interdictions de vendre certaines armes à la Turquie, mesures adoptées par Stockholm et Helsinki au moment de l’intervention militaire turque contre les forces kurdes, dans le nord de la Syrie, en 2019. En marge d’une réunion de l’OTAN à Berlin, dimanche, Mevlüt Çavusoglu, le chef de la diplomatie turque, a précisé que les discussions progressaient avec la Finlande, mais que la Suède continuait de se montrer « provocatrice ».
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Pour dissiper le malaise, des diplomates suédois et finlandais prévoient de venir en Turquie la semaine prochaine. « Ils viennent pour nous convaincre ? Inutile qu’ils se fatiguent », a prévenu M. Erdogan. Il a déclaré qu’il ne voulait pas que l’OTAN répète la même « erreur » que celle faite en 1952 en acceptant l’adhésion de la Grèce. Selon lui, c’est ce qui ensuite a permis à Athènes « de prendre parti contre la Turquie » avec le soutien de l’Alliance.
Souci d’apaisement des Occidentaux
Ce n’est pas la première fois que les responsables turcs font pression à l’OTAN. En mai 2021, la Turquie a contraint ses alliés d’édulcorer le communiqué officiel commun rédigé en réaction au détournement, par la Biélorussie, d’un avion de ligne reliant Athènes à Vilnius et transportant à son bord un jeune dissident biélorusse. En 2019, elle a retardé la mise en œuvre des plans de défense de la Pologne et des Etats baltes au sein de l’Alliance, insistant sur le fait que les Kurdes syriens des Unités de protection du peuple (YPG), alliés des Américains dans la lutte contre l’organisation Etat islamique, devaient être reconnus comme terroristes. En 2009, elle avait menacé de bloquer la candidature d’Anders Fogh Rasmussen à la tête de l’OTAN, en raison de sa position jugée trop molle concernant les caricatures du prophète Mahomet, publiées au Danemark en 2005.
Les responsables occidentaux, soucieux d’apaisement, veulent croire que M. Erdogan n’ira pas jusqu’à bloquer le processus d’adhésion. Lundi, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, s’est entretenu au téléphone avec M. Çavusoglu. Indiquant, sur son compte Twitter, que l’entretien avait porté sur la candidature de la Finlande et de la Suède, M. Stoltenberg a décrit la Turquie comme un « allié précieux », dont les préoccupations sécuritaires « [devaient] être prises en compte ».
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Des experts militaires estiment que la Turquie cherche aussi à arracher des contreparties aux Etats-Unis, notamment la levée des sanctions sur la vente des F-35, le dernier-né des avions de chasse américains. En juillet 2019, la Turquie a été évincée par Washington du programme de fabrication et d’achat du F-35, quelques jours après son acquisition des missiles russes antiaériens S-400, conçus pour détecter et abattre des avions de l’OTAN.
A ce jour, cet épisode continue d’assombrir la relation entre la Turquie et les Etats-Unis. Il sera certainement question des S-400 lors de la visite de M. Çavusoglu à Washington, ce mercredi 18 mai.
Pour l’heure, le marchandage s’avère désastreux pour l’économie. Craignant une crise entre la Turquie et l’OTAN, les investisseurs ont boudé la livre turque, laquelle s’est dépréciée mardi de 2,2 %, à 15,889 pour 1 dollar, soit son plus bas niveau depuis décembre. En tout, la monnaie locale a perdu 16 % par rapport au dollar depuis le début de l’année. Une mauvaise nouvelle pour le dirigeant turc, dont la popularité est en baisse en raison des difficultés économiques croissantes du pays. La livre ne cesse de se dévaluer et l’inflation annuelle a grimpé à 70 % en avril.
Marie Jégo Istanbul correspondante