« Il a tenu à être là, pour la photo et quelques mots. Recep Tayyip Erdogan, qui effectuait mardi une visite en Ouzbékistan, a pris le temps d’accueillir juste avant son départ les négociateurs russes et ukrainiens réunis pour la première fois sur les rives du Bosphore, au sein même des bureaux de la présidence turque » rapporte Anne Andlauer dans Le Figaro.
Devant les caméras, le président turc s’est adressé aux délégations sur un ton qui ressemblait, par moments, à celui d’un coach ou d’un manager. «Je pense que nous sommes entrés dans une phase où des résultats concrets doivent émerger des pourparlers. Le monde entier attend de bonnes nouvelles de votre part», leur a-t-il lancé.
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Moins de quatre heures plus tard, les émissaires de Kiev et de Moscou avaient effectivement quelques «bonnes nouvelles» à annoncer. Le chef de la délégation russe, Vladimir Medinski, a fait état de «discussions substantielles» et assuré que les propositions «claires» de l’Ukraine allaient être «étudiées très prochainement et soumises au président» Vladimir Poutine. Autre signe, côté russe, que les négociations avancent: le vice-ministre de la Défense, Alexandre Fomine, a annoncé que Moscou allait «réduire radicalement (son) activité militaire en direction de Kiev et Tchernihiv», dans le nord du pays, pour «accroître la confiance». Washington s’est montré plus prudent, évoquant plutôt un «repositionnement» des forces russes.
Je pense que nous sommes entrés dans une phase où des résultats concrets doivent émerger des pourparlers. Le monde entier attend de bonnes nouvelles de votre partRecep Tayyip Erdogan
Les propositions de l’Ukraine concernent d’abord sa «neutralité», exigée par Moscou. Les négociateurs ukrainiens ont détaillé un mécanisme semblable à celui que déclenche l’article 5 du traité de l’Otan après l’agression d’un de ses membres. Kiev réclame un «accord international» qui permettrait, en cas d’attaque contre son territoire et d’échec d’une solution diplomatique rapide, à des pays garants de l’aider à se défendre (livraisons d’armes, zone d’exclusion aérienne…) Le négociateur ukrainien David Arakhamia a cité comme garants des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU -États-Unis, Chine, France et Grande-Bretagne – mais aussi l’Allemagne, la Pologne, Israël et la Turquie.
Des effets sur la fragile économie turque
Cette dernière, hôte des discussions, s’est montrée satisfaite. Son chef de la diplomatie, Mevlüt Çavusoglu, a estimé que les pourparlers avaient connu à Istanbul leurs progrès les plus «significatifs» depuis le début de la guerre. Il a dit s’attendre à ce que ses homologues russe et ukrainien s’entretiennent prochainement, dernière étape avant un sommet au niveau présidentiel. Les deux délégations ont d’ailleurs estimé mardi que leurs échanges avaient ouvert la voie à une éventuelle rencontre entre Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky. Le président ukrainien a d’ailleurs salué des signaux «positifs», tout en prévenant qu’il n’avait pas l’intention de «relâcher» ses efforts militaires.
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Côté turc, le message est clair: Recep Tayyip Erdogan veut jouer un rôle clé dans la résolution de ce conflit et s’estime bien placé pour le faire. Le 10 mars, la ville balnéaire d’Antalya avait déjà accueilli une rencontre inédite, mais infructueuse, entre chefs de la diplomatie russe et ukrainien. À Istanbul, les officiels turcs ont continué à faire office de «facilitateurs». «Nous n’avons pas de fonction de médiateur», a rappelé le président turc, tout en réitérant son offre de service. La Turquie souhaite notamment être choisie pour accueillir un sommet entre les présidents russe et ukrainien, que Recep Tayyip Erdogan qualifie «d’amis chers». L’empressement d’Ankara à jouer les intermédiaires s’explique autant par sa position vis-à-vis des belligérants, que par ses intérêts propres à une issue rapide. La guerre a déjà des effets sur la fragile économie turque, empêtrée dans une crise monétaire doublée d’une inflation galopante (+ 50 % sur un an) qui risquent de coûter des points à Recep Tayyip Erdogan aux prochaines élections, en juin 2023.
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Par ailleurs, les dirigeants turcs ont conscience que chaque jour qui passe sans que la Russie n’arrête sa guerre complique un peu plus l’équilibre qu’ils tentent de maintenir: soutenir l’Ukraine (en lui fournissant notamment des drones de combat) sans infliger aucune sanction à l’agresseur russe. Ankara entretient avec Moscou des relations économiques, énergétiques et sécuritaires telles qu’elle «ne peut pas renoncer à la Russie», a dit plusieurs fois Tayyip Erdogan. Enfin, le président turc compte sur cette crise pour redorer le blason de sa diplomatie aux yeux des partenaires occidentaux, après des années de tensions et d’interrogations sur sa place au sein de l’Otan. Les officiels turcs n’ont de cesse de décrire leur pays comme un acteur «incontournable» sur la scène internationale. La guerre en Ukraine est, pour eux, l’occasion de le prouver.
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Le Figaro, 29 mars 2022, Anne Andlauer