Le président turc Erdogan repousse une nouvelle fois la ratification des candidatures de la Suède et de la Finlande à l’OTAN
« En déplacement à Ankara, mardi, le premier ministre suédois, Ulf Kristersson, a donné des gages au président turc. Mais pas suffisamment, selon certains responsables » rapporte Nicolas Bourcier dans Le Monde du 9 novembre 2022.
Selon un vieux proverbe turc, seul « le derviche qui attend atteint son désir ». C’est là un conseil que Recep Tayyip Erdogan a dû méditer ces derniers jours, non sans un certain plaisir. Après plus de six mois de tractations, de visites et de conciliabules, le président turc a une nouvelle fois repoussé, mardi 8 novembre, la ratification des candidatures suédoise et finlandaise à l’OTAN. Après s’être entretenu avec le premier ministre suédois, Ulf Kristersson, lequel a fait tout exprès le déplacement jusqu’à Ankara pour plaider le dossier de son pays, le chef de l’Etat turc a renvoyé les discussions à une énième « réunion conjointe à la fin du mois à Stockholm » – où, a-t-il ajouté, sans préciser de date, « nous espérons avoir une conclusion plus positive », tout en assurant « souhaiter sincèrement l’adhésion de la Suède » à l’Alliance atlantique.
A la question d’un journaliste suédois, le président a lâché, sous une forme étonnamment révélatrice : « Nous avons devant nous encore du temps, jusqu’en juillet » – une référence directe aux élections présidentielle et législatives turques, prévues en juin 2023, comme il l’a précisé lui-même à deux reprises. Un peu plus tôt dans la journée, le président de l’Assemblée nationale, Mustafa Sentop, avait déjà douché tout espoir de progrès immédiat en annonçant, au côté du dirigeant suédois, que son pays avait encore « de nombreuses mesures concrètes à prendre » avant d’obtenir l’approbation de l’exécutif et des députés turcs.
De son côté, le chef du gouvernement suédois a promis de répondre aux demandes et inquiétudes exprimées par Ankara. « Nous comprenons la responsabilité qu’une adhésion à l’OTAN implique pour nous », a affirmé M. Kristersson devant la presse, assurant que son pays « respectera[it] toutes ses obligations face à la Turquie dans la lutte contre la menace terroriste ». La Suède « a déjà fait beaucoup pour mettre en place le mémorandum » d’accord signé à Madrid fin juin, a-t-il ajouté – une allusion au durcissement, dès la semaine prochaine, des lois antiterroristes en Suède, qui laisse augurer un changement d’attitude envers certains groupes d’exilés.
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Officiellement, les autorités turques reprochent à la Suède – et, dans une moindre mesure, à la Finlande – d’avoir trop longtemps ignoré, ou de ne pas avoir pris assez au sérieux, leurs préoccupations en matière de sécurité. Deux exigences sont formulées. Stockholm et Helsinki doivent d’abord cesser de défendre les militants kurdes réfugiés sur leurs territoires. Du point de vue turc, ceux-ci sont affiliés au Parti des travailleurs du Kurdistan, classé comme organisation terroriste par l’Union européenne et par les Etats-Unis, au Parti de l’union démocratique kurde en Syrie ou à sa branche armée, les Unités de protection du peuple, qu’Ankara aimerait également voir classés comme terroristes. Aux militants kurdes, le gouvernement turc a adjoint les membres en exil du mouvement du prédicateur sunnite Fethullah Gülen (FETÖ), l’ancien allié devenu la bête noire d’Erdogan et tenu pour responsable de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016.
Impatience d’Ankara
Si la Turquie entretient un certain flou sur la liste des personnes dont elle exige l’expulsion en échange de son feu vert, plusieurs chiffres ont été avancés. Les médias des deux pays parlent de trente-trois à trente-cinq opposants politiques installés, parfois depuis des années, en Suède. Fin juin, lors du sommet de l’OTAN, Recep Tayyip Erdogan était même allé jusqu’à affirmer que les autorités suédoises avaient promis de lui livrer soixante-treize « terroristes ». La première ministre de l’époque, Magdalena Andersson, n’avait alors pas démenti ses propos.
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Depuis, Ankara n’a cessé d’exprimer son impatience, la Suède n’ayant procédé, comme l’a affirmé le président turc, mardi, en conférence de presse, qu’à « quatre extraditions ». Il n’a toutefois pas précisé le nombre total de personnes réclamées par son administration : « Cela pourrait concerner 30, 70 ou plus d’une centaine de personnes. Tout cela, nous allons en débattre plus tard entre nous. » En revanche, le président turc a ciblé nommément l’ex-rédacteur en chef du quotidien Today’s Zaman, Bülent Kenes. « L’extradition de ce terroriste de FETÖ est d’une grande importance pour nous », a-t-il insisté.
Autre exigence d’Ankara : que soient levées les interdictions de vendre certaines armes à la Turquie, une mesure décidée par Stockholm au moment de l’intervention militaire turque contre les forces kurdes dans le nord de la Syrie, en 2019. Une demande satisfaite depuis octobre, selon le gouvernement suédois.
A écouter les responsables turcs, tous reconnaissent unanimement que des avancées ont été réalisées par les deux pays prétendants à l’OTAN, mais pas encore suffisamment. « Personne ne sait à quel moment Erdogan estimera avoir reçu assez de gages de la part de la Suède, ou quand il décidera qu’il est dans son intérêt de crier victoire, souligne un diplomate en poste dans la capitale. Mais une chose est sûre, il est déjà en campagne pour les élections. Il sait que sa posture d’homme d’Etat intransigeant peut lui rapporter des points, il agit donc en fonction, en coulisses et sur tous les fronts. »
Droit de veto
Il faut dire qu’il revient de loin. Après une longue période d’isolement, la guerre en Ukraine a replacé le président turc sous le feu des projecteurs de l’actualité internationale. Revenu en grâce auprès des alliés occidentaux pour avoir condamné l’agression russe, qualifiée d’« illégale », Recep Tayyip Erdogan a su non seulement faire oublier, l’espace d’un moment, son aventurisme régional – en Syrie, en Méditerranée orientale, en Libye –, mais il a aussi imposé Ankara comme une puissance incontournable dans les principales négociations en cours.
Tout élargissement étant soumis à l’approbation unanime des autres membres de l’Alliance, le président Erdogan a, de fait, cherché à monnayer son droit de veto, tout en niant vouloir en faire usage. A Madrid, en juin, lors de sa conférence de presse, il avait notamment affirmé que le « sujet le plus important » était la livraison des F-16, ces avions de combat que la Turquie espérait obtenir en compensation des 1,4 milliard de dollars déboursés pour les chasseurs furtifs F-35 que Washington n’a jamais livrés, en raison de l’acquisition par Ankara, en 2017, du système de défense antimissile russe S-400.
Cette demande a été accueillie par une fin de non-recevoir à la Maison Blanche. L’administration Biden, goûtant peu les exigences ambivalentes du président turc et le comportement obstructionniste de son administration, avait posé comme préalable à toute discussion la ratification de l’accession de la Finlande et de la Suède à l’OTAN.
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Le Monde, 9 novembre 2022, Nicolas Bourcier, Photo/Burhan Ozbilici/AP