Le président turc, qui se rendra samedi à un grand rassemblement pour Gaza, à Istanbul, vient parallèlement de soumettre au Parlement de son pays le protocole d’adhésion de la Suède à l’OTAN.
L’équilibrisme en diplomatie est un art bien difficile qui, pour être efficace, se transforme souvent en reniement de la parole donnée. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, en sait quelque chose. Dans les jours qui ont suivi l’attaque brutale du Hamas contre Israël, le 7 octobre, le chef de l’Etat et sa formation au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP), ont cherché à mesurer soigneusement leur soutien à la cause palestinienne tout en évitant d’abîmer leurs relations avec les autorités israéliennes, avec lesquelles la Turquie s’est engagée dans un processus de normalisation depuis à peine quelques mois. A la fin septembre, à New York, l’homme fort d’Ankara avait pour la première fois rencontré le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, après plus de dix ans de tensions.
Au lendemain de l’offensive, Recep Tayyip Erdogan, qui entretient des contacts étroits avec les dirigeants politiques du Hamas, a d’abord et étonnamment retenu ses coups, adoptant le ton de la désescalade. Il a répété ce qu’il avait dit à plusieurs reprises : « La priorité pour la paix et la stabilité de toute la région est la création d’un Etat palestinien indépendant avec Jérusalem-Est pour capitale à l’intérieur des frontières de 1967, sur la base des critères de l’ONU. » Et formulé une critique ciblée contre les Etats-Unis et leur décision d’envoyer deux porte-avions dans les eaux du Moyen-Orient. « Que venez-vous faire ici ? », a-t-il tancé.
Après l’explosion survenue le 17 octobre à l’hôpital Al-Ahli de Gaza – dont de multiples expertises et enquêtes indépendantes estiment qu’elle a été provoquée par la chute d’une roquette tirée par un groupe palestinien –, le président turc a élevé la voix. Attribuant la responsabilité du drame à l’armée israélienne, il a qualifié le pilonnage de l’enclave « d’attaque dépourvue de toute valeur humaine ». Trois jours de deuil ont été décrétés dans toute la Turquie. Le ministre des affaires étrangères, Hakan Fidan, en pleine tournée dans la région, a dénoncé des « attaques barbares » israéliennes. Et puis, devant les élus du Parlement d’Ankara, mercredi 25 octobre, dans un discours virulent, Recep Tayyip Erdogan annonce annuler tous ses projets de déplacement en Israël, pointant l’incapacité des Occidentaux à arrêter la guerre. « Les relations auraient pu être différentes [avec Benyamin Nétanyahou] mais cela n’arrivera plus, malheureusement », a insisté le chef de l’Etat turc, avant d’ajouter : « Le Hamas n’est pas un groupe terroriste, c’est un groupe de libérateurs qui protègent leur terre. »
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Pour comprendre cette escalade verbale, propre au chef de l’Etat turc et qui répond essentiellement à la nécessité de ne pas s’aliéner son électorat traditionnel, profondément antisioniste, il faut revenir quelques jours en arrière. Dans sa volonté de jouer un rôle actif dans la résolution des crises régionales et de ne pas trop apparaître comme un parrain de l’ombre des dirigeants du Hamas, Ankara aurait très discrètement demandé à Ismaïl Haniyeh, le chef du mouvement islamiste, qui se trouvait à Istanbul lors de l’attaque du Hamas, de quitter la Turquie avec son entourage. L’information, révélée par le site en ligne Al-Monitor, a d’abord été démentie par Ankara, lundi 23 octobre, dans un communiqué en arabe, diffusé par le Centre de lutte contre la désinformation, un département rattaché à la présidence, avant d’être reprise par d’autres médias citant plusieurs et différentes sources. Le dirigeant palestinien et ses proches ne se trouveraient plus sur le sol turc ces derniers jours.
« Nouveau chapitre »
Le départ du chef du Hamas aurait été demandé après la diffusion de vidéos sur les réseaux sociaux montrant Ismaïl Haniyeh et d’autres proches se prosternant, dans une « prière de gratitude », devant les images de l’attaque à la télévision. Depuis 2016, l’ancien secrétaire du Cheikh Yassine, défunt fondateur du Hamas, vit en exil avec d’autres dirigeants du Hamas, partageant son temps entre le Qatar et la Turquie. Ankara aurait également été agacé par les propos tenus sur la chaîne Al-Jazira, le jour de l’attaque, par l’adjoint de Haniyeh, Saleh Al-Arouri. Ce dernier s’est vanté du fait que le Hamas ait capturé suffisamment de soldats israéliens pour forcer l’Etat hébreu à libérer tous les prisonniers palestiniens incarcérés.
« Erdogan a peut-être un peu durci son ton, en raison du nombre élevé de victimes à Gaza, mais il a refusé le soutien qu’aurait souhaitéle Hamas », affirme Fehim Tastekin, journaliste et spécialiste turc du Proche-Orient. Dans une interview accordée très récemment à la chaîne Haberturk, Khaled Mechaal, un autre haut responsable en exil du Hamas, a laissé entendre qu’il s’attendait à un soutien plus fort de la part d’Ankara. « J’ai un grand respect pour la Turquie. La Turquie devrait dire “stop” à… Israël », a-t-il déclaré.
Une source palestinienne à Ankara, citée par Al-Monitor, est même allée un peu plus loin, avant la sortie du président turc devant les députés du Parlement : « Les groupes palestiniens sont mécontents de la position de la Turquie. Ses déclarations sont jugées insuffisantes. Ils n’ont même pas convoqué l’ambassadeur israélien. »
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Le dialogue entre Ankara et le Hamas n’a toutefois jamais cessé. « Les autorités turques poursuivent leurs négociations sur la base des demandes de médiation et d’assistance venant des Occidentaux, souligne Fehim Tastekin. D’évidence, cela n’a rien donné. La branche militaire du Hamas, qui entretient des liens très faibles avec Ankara, préfère probablement transmettre ses messages via le Qatar. D’un autre côté, même si Erdogan déçoit ses dirigeants, le Hamas ne peut pas se payer le luxe d’offenser un pays comme la Turquie. »
Erdogan s’est déjà livré, par le passé, à un tel exercice de funambule. En 2007, à la suite de son invitation à la conférence de paix d’Annapolis (Maryland) sur le Proche-Orient, il s’était impliqué dans les négociations indirectes entre l’Etat hébreu et la Syrie. Avant de renverser la table au Forum de Davos, avec son coup de colère contre Shimon Pérès après le lancement par l’armée israélienne, le 27 décembre 2008, de la sanglante opération « Plomb durci » contre le Hamas dans la bande de Gaza.
« Pro-Hamas, mais pas anti-Israël »
Contrairement à la majorité des pays occidentaux, la Turquie ne considère pas le Hamas, une émanation des Frères musulmans, comme une organisation terroriste, ainsi que le président vient de le rappeler. Les liens entre les mouvements islamistes turcs et palestiniens ont été noués dans les années 1970, par l’entremise de Necmettin Erbakan, un des pères politiques de l’actuel président, lié personnellement à la confrérie. En 2012, en pleine vague des « printemps arabes », soutenus par Recep Tayyip Erdogan, le Hamas avait ouvert un bureau à Istanbul. Trois ans plus tard, Khaled Mechaal était l’invité d’honneur du congrès de l’AKP à Konya. Selon plusieurs médias, Ankara a même octroyé la nationalité turque à une douzaine de hauts responsables du Hamas. Un rapprochement très critiqué par la direction israélienne, persuadée que de nombreuses attaques perpétrées par le mouvement islamiste ont été organisées depuis la cité du Bosphore.
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Mais les temps changent. La Turquie, isolée et financièrement à bout de souffle, opère un virage diplomatique avec ses voisins, en particulier avec Israël. « Pro-Hamas, mais pas anti-Israël », veut croire Soner Cagaptay, directeur de recherche au Washington Institute. Selon le spécialiste, le président américain Joe Biden, qui garde ses distances avec Recep Tayyip Erdogan, lui a fait comprendre qu’il serait disposé à ce qu’il s’implique dans les négociations en cours pour relâcher les otages du Hamas si le pays ratifiait l’entrée de la Suède dans l’Alliance atlantique (OTAN).
Lundi soir, Recep Tayyip Erdogan a soumis officiellement au Parlement turc le protocole d’adhésion de Stockholm à l’OTAN. Quelques heures auparavant, on apprenait que le chef de l’Etat se rendrait, samedi, à un grand rassemblement pour Gaza, à Istanbul, sur le tarmac de l’ancien aéroport d’Atatürk. De l’art de l’équilibrisme…
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