Le président turc célèbre, le 29 octobre, le 100ᵉ anniversaire de la République, dans une volonté de renaissance d’inspiration néo-ottomane. Il réhabilite sultans et hommes forts, en s’appuyant sur une dramatisation du récit national.L
Le Monde, le 29 octobre 2023
Il peut sourire, longuement même, en regardant cette foule devant lui qui n’en finit pas de crier sa joie. L’homme qui vient de remporter pour la troisième fois la présidentielle turque, dimanche 28 mai, ne s’est pas contenté, tout au long de sa vie, de faire montre d’un sens aigu de la politique : il a su imposer ses mots, sentir, à 69 ans, mieux que quiconque l’air du temps et s’obstiner dans ses convictions du moment. En endossant une nouvelle fois l’habit de chef de l’Etat, Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003, sait qu’il vient de franchir un cap, un marqueur singulier dans cette jeune histoire turque si mouvementée.
Lire aussi le portrait : Recep Tayyip Erdogan l’insubmersible
A lui, le passage du centenaire de la République turque. A lui, ce fils du peuple, comme il aime à le rappeler, les célébrations du 100e anniversaire de cette Turquie fondée, le 29 octobre 1923, par Mustafa Kemal, plus tard appelé Atatürk, le « père des Turcs », l’« unique » aussi. « Nous avons ouvert la porte du siècle », tonne-t-il sous les applaudissements pour célébrer sa victoire, attribuant son succès aux combats menés « tous ensemble » contre l’opposition, les traîtres, les médias étrangers, les LGBT, tous ceux, d’ici ou d’ailleurs, qui ont tendu des pièges et autant de chausse-trappes. Il le répète : « Merci à Dieu de m’avoir fait naître pour diriger ce peuple. » Et surtout : « Je l’ai toujours dit, cette marche de félicité ne s’arrêtera jamais, nous irons ensemble jusqu’au cimetière. ».
Depuis longtemps, l’année 2023 est l’horizon sur lequel s’inscrit le président. Il lui arrive de mentionner aussi 2053, soit le 600e anniversaire de la prise de Constantinople, et 2071, qui marquera le millénaire de l’arrivée des Seldjoukides en Anatolie. Mais cette date centenaire, il l’a érigée comme son mantra, une formule sacrée à peine écornée par une crise économique vertigineuse, un séisme dévastateur, des critiques toujours plus vives à l’égard de sa dérive autoritaire ou encore une réélection qui s’est, in fine et pour la première fois, jouée au second tour.
C’est cette date qui fait le lien avec l’héritage ottoman, un peu trop rapidement balayé par le pouvoir kémaliste et ses thuriféraires. Elle qui autorise la mise en œuvre d’une vaste réinterprétation de l’histoire et qui nourrit ce nouveau roman national si cher à Recep Tayyip Erdogan, selon lequel la Turquie a un rôle de tout premier plan à jouer au sein du concert des nations. Sur le site de la présidence, à peine quelques heures après le bain de foule de son chef tout juste réélu, on pouvait lire : « Le siècle de la Turquie est une feuille de route qui portera notre pays au-dessus du niveau des civilisations contemporaines. »
Dépasser Atatürk
Voilà, tout est dit. Depuis son accession à la tête de l’Etat, le président turc a progressivement ajouté à son pragmatisme des débuts un ancrage idéologique, une forme de métaphysique mystique aussi profondément désirée qu’intensément exprimée. Exaltation du génie turc et musulman, réhabilitation des sultans et de certaines figures de la République, mémoire retrouvée du passé impérial et dénonciation de l’Occident colonialiste : au fil des ans, Recep Tayyip Erdogan a mis en place un soft power redoutable, un narratif mobilisateur s’appuyant sur une dramatisation manifeste du récit national et une volonté de renaissance d’inspiration néo-ottomane. Une fusion presque organique entre politique, idéologie et histoire, évidemment au détriment de cette dernière. Encore le 9 octobre, deux jours après les attaques menées par le Hamas contre Israël, le président a publiquement soutenu que la Palestine était devenue un lieu de tensions, de pleurs, d’occupation et de douleurs après le retrait de l’Empire ottoman de la région, pendant la première guerre mondiale.
Cette obsession de 2023, selon les mots de Jean-François Pérouse, auteur, avec Nicolas Cheviron, d’Erdogan. Nouveau père de la Turquie ? (Editions François Bourin, 2016), « traduit bien sa volonté de prendre place dans la grande histoire républicaine au même titre, voire un peu plus, que le père fondateur. Recep Tayyip Erdogan se voit comme le père refondateur de la République turque, comme l’expression “Nouvelle Turquie”, très en vogue, semble le suggérer. Un nouveau “père des Turcs” en somme ».
Lire aussi : A Istanbul, la statue d’Atatürk, cent ans de marbre et de bronze
Nouveau, non pas dans l’idée d’effacer Atatürk, mais bien de le dépasser. « Si, au début de sa carrière, précisent les deux spécialistes, le jeune Erdogan s’est autorisé des critiques publiques du père fondateur, une fois devenu lui-même partie prenante du système et installé dans l’appareil d’Etat, il a manifesté de la déférence pour celui qui a institué la république. » Avec retenue certes – le président a toujours refusé de prononcer le nom d’Atatürk, préférant utiliser le qualificatif de gazi, le « combattant » –, mais tout de même : Recep Tayyip Erdogan, chantre de l’islam politique devenu un temps pro-européen avant d’endosser les habits tribunitiens du nationaliste allié à l’extrême droite, est passé maître dans l’art du revirement et des allers-retours. A chaque période ses références et figures de style, pour asseoir non seulement sa propre stature de leader, mais aussi pour donner un vernis et une profondeur à son « héritage » national, nourri par un dosage variable des identités turque et islamique.
L’essayiste Mehmet Altan répète, non sans humour, que, bien que « le pays soit obnubilé par l’histoire, la mémoire turque dure à peine vingt-trois jours ». Un chiffre qu’il dit avoir trouvé dans une vieille étude qui se voulait scientifique, mais dont l’intérêt réside moins dans le mode de calcul que dans la nature même du résultat. Dans une Turquie où l’on n’a pas, à proprement parler, d’enseignement de l’histoire contemporaine – en dernière année du collège et du lycée, l’histoire est remplacée par un cours sur les principes et réformes de Mustafa Kemal Atatürk –, « on peut aisément comprendre cette envie débordante des dirigeants, quelle que soit l’époque, de réinventer en permanence l’histoire en comblant ses vides et ses failles par leurs propres récits, un exercice dans lequel excelle particulièrement l’actuel président ». Selon les mots d’Olivier Bouquet, historien ottomaniste, il serait même « l’enchanteur en chef de la Turquie ».
« Pays “cliopathe” »
C’est là que l’on mesure à quel point Recep Tayyip Erdogan a su si bien jouer, jusqu’à aujourd’hui, de cette maladie turque que définit admirablement Edhem Eldem, professeur à l’université du Bosphore, à Istanbul, et titulaire de la chaire d’Histoire turque et ottomane au Collège de France : « La Turquie est “cliomane” et “cliopathe”, à la fois folle et malade d’histoire », a-t-il lancé, lors de sa leçon inaugurale, le 21 décembre 2017. Folle par son insistance à attribuer à l’histoire une mission politique et idéologique, malade par « ses mythes et inventions, dit-il, mais surtout par ses craintes, ses complexes, ses silences, ses tabous, ses dénis, son négationnisme, révélant un rapport extrêmement malsain, parfois agressif, souvent enfantin, à tout récit qui oserait remettre en question le moindre aspect de la doxa alors en vigueur ».
Avec une remarque de taille, confie-t-il, eu égard à la crise financière et économique de ces dernières années : « La vraie surprise des élections de mai, ce n’est pas la défaite du candidat de l’opposition kémaliste, mais le fait qu’Erdogan ait gagné, malgré sa responsabilité évidente dans la mauvaise gestion de l’économie. Comment transcende-t-on une telle bourde ? Eh bien avec de l’idéologie et des sentiments, synonymes en Turquie de nationalisme, de religion et de tout ce qui est identitaire. » Et le spécialiste d’ajouter : « Plus largement, depuis le rejet européen de la candidature turque (2007), la révolte [anti-Erdogan] de Gezi (2013), le coup d’Etat raté (2016), il y a, de fait, une volonté de construire une vision du passé qui soit utile politiquement, qui réponde aux attentes d’une certaine majorité silencieuse, permettant de contrecarrer le Parti républicain du peuple (CHP), le principal rival politique. Comme ce parti s’est enlisé et a toujours été enlisé dans l’idéologie, la doctrine et l’histoire, il n’y a rien de plus naturel que de voir la formation au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP), se lancer dans une construction parallèle, pratiquement en miroir. »
Lire aussi (2022): En Turquie, l’économie sur une pente dangereuse
Afin de comprendre les dynamiques intellectuelles dont use le chef de l’Etat et les conséquences de ces mutations successives, il faut prendre un bateau d’Istanbul, une navette bihebdomadaire (le samedi et le dimanche uniquement), et se rendre sur l’ancien îlot de Yassiada, une des neuf îles de l’archipel des Adalar (îles des Princes), situé dans la mer de Marmara. Rebaptisée, le 27 mai 2020, par le président lui-même, l’« île de la démocratie et des libertés » est un précipité d’histoire officielle avec son musée, ses lieux de mémoire, ses récits et ses mises en scène. Un espace clos, tout de pierre et de béton, où le chef de l’Etat a tenu à contrôler en personne l’ensemble des panneaux de ce parcours mémoriel, conçu comme la longue et laborieuse marche turque vers la démocratie.
A l’époque byzantine, la petite île servait de lieu de réclusion des prisonniers politiques. En 1960, après le coup d’Etat militaire, s’y sont déroulés les procès des dirigeants du Parti démocrate, la première formation à avoir ravi, et de façon éclatante, le pouvoir aux kémalistes du CHP. Le premier ministre Adnan Menderes y a été jugé et condamné à mort l’année suivante. L’îlot est aujourd’hui consacré à cet homme qui constitue une des figures principales du panthéon d’Erdogan.
A plusieurs reprises, le chef de l’Etat a raconté ce moment lorsqu’il découvre, alors enfant, dans le magazine Hayat,les photos de Menderes suspendu à la potence, exécuté par la junte, le 17 septembre 1961. Les images montraient le premier ministre vêtu d’un linceul blanc, les mains liées dans le dos. « Je n’ai pas compris grand-chose à ce moment-là, a-t-il expliqué. Mais j’ai vu que mon père et ma mère étaient très bouleversés de voir l’homme qui avait tant servi conduit à la mort. » Le futur président a 7 ans et pleure à la vue de son père en larmes. Rétrospectivement, il dira qu’ils avaient pleuré ensemble à cause de l’injustice scandaleuse du procès. Un moment fondateur pour le jeune Tayyip, qui ne l’empêchera pas de préconiser, bien des années plus tard, le rétablissement de la peine capitale, pourtant abolie à son arrivée au pouvoir.
« Le flambeau de la démocratie »
Dès le pied posé sur le ponton, le visiteur se retrouve devant une première citation, en grandes lettres noires, du président Erdogan : « Le flambeau de la démocratie que Menderes et ses compagnons ont allumé, passé d’une main à une autre, porté chaque jour plus haut, est finalement parvenu jusqu’à nous aujourd’hui. » Le parallèle entre les deux hommes est d’emblée posé.
Rappelons ici que les « années Menderes », entre 1950 et 1960, représentent un moment de remise en cause de l’idéologie kémaliste par un apôtre de l’économie de marché et de la liberté religieuse, dans un pays sorti de trois décennies de laïcité et d’étatisme à marche forcée. Adnan Menderes n’a pas seulement été le premier chef de gouvernement élu démocratiquement à avoir été exécuté par les militaires. Il a été le premier aussi à avoir poussé pour une libéralisation de la foi. Devant les élus de son parti, il avait lâché, en 1954, en pleine année électorale, que « s’ils le voulaient on pourrait rétablir le califat ». Une de ses premières actions avait été aussi de pousser 275 généraux sur 300 à la retraite.
Dans la réécriture de l’histoire nationale proposée par les différents lieux de mémoire reconstitués sur l’île, « l’ancien premier ministre est érigé en martyr de la liberté et de la démocratie face aux milieux kémalistes, quand bien même il était issu d’un courant conservateur au sein du CHP », rappelle la chercheuse Jeanne Léna, dans un article publié par l’Observatoire de la vie politique turque. « Cette mémoire porte des valeurs nationalistes et religieuses, et s’inscrit dans une plus large politique symbolique. La dramatisation ici insiste sur l’héroïsme du personnage : sa popularité en tant que premier ministre, son exemplarité morale, religieuse et patriotique, sa résilience lors de son emprisonnement. »
Faisant référence au cliché d’Adnan Menderes sur le banc des accusés lors de son procès, le président Erdogan avait dit, un jour : « Des événements de Gezi à la tentative de coup d’Etat judiciaire-sécuritaire du 17 au 25 décembre [2013, en référence au scandale de corruption au cours duquel quatre ministres avaient été mis en cause], nous avons maintes fois fait l’objet de tentatives d’intimidation semblables à cette photo. »
« Il assimile ainsi différentes formes de remise en question de son gouvernement à des attaques antidémocratiques pour mieux les décrédibiliser, estime la chercheuse. La personnalité d’Adnan Menderes entre dans le répertoire de figures auxquelles Recep Tayyip Erdogan s’identifie politiquement, traçant une lignée depuis les mythiques sultans ottomans Abdülhamid II ou Mehmed II, jusqu’à Turgut Ozal », l’homme qui ouvrira la Turquie à l’économie libérale dans les années 1980.
Pour l’historien danois Mogens Pelt, cité dans le récent ouvrage de la journaliste allemande Çigdem Akyol Die gespaltene Republik (« la république divisée », Fischer, 2023, non traduit), Erdogan est convaincu que Menderes a été tué par des gens qui ont, eux aussi, voulu le supprimer – l’Etat profond, les militaires, les laïques kémalistes, les juges. « Pour les politiciens conservateurs comme Erdogan, Menderes a été exécuté pour ses convictions. Sa pendaison a entraîné une sorte d’idéalisation de sa politique. Ses orientations économiques confuses et sa répression contre les voix critiques ont été effacées. » Pour ne prendre qu’un exemple : 867 journalistes seront condamnés par la justice du temps d’Adnan Menderes. Une information absente del’île.
S’ensuit la salle du procès du premier ministre et de ses collaborateurs, un espace entièrement reconstitué dans le gymnase de l’époque, avec un tribunal et des mannequins grandeur nature. Les lourdes charges portées contre lui à l’époque sont affichées, une à une, aux murs : Adnan Menderes avait été notamment accusé d’avoir violé la Constitution et d’être à l’origine du pogrom d’Istanbul, en 1955, contre les communautés grecque, juive et arménienne.
Et puis, derrière, quasi sous terre, le labyrinthique Musée de la démocratie, ses textes courts, son iconographie débordante et cette impression d’avoir voulu tout embrasser de manière définitive, avec, en guise de finale, les photos du président Erdogan entouré d’enfants tout sourire.
Lire aussi l’analyse : En Turquie, le triomphe électoral des nationalistes, omniprésents sur l’échiquier politique
Le musée fait commencer l’avènement de la démocratie au XIXe siècle. Si une place notable est consacrée à Mustafa Kemal, tout en présentant l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002 comme une étape plus que décisive, Abdülhamid II a droit à une mise en images toute particulière. Scène reconstituée, tableaux et récits, tout est fait pour redonner une importance toute personnelle à cet autre inspirateur de l’actuel chef d’Etat.
Abdülhamid II passe, lui aussi, pour un réformiste. C’est au début de son règne qu’est adoptée une première Constitution (Loi fondamentale). Celle-ci est toutefois suspendue dès la débâcle de 1878 contre la Russie. Le sultan dissout le Parlement et démantèle les institutions de l’Etat de droit. Fondant sa politique sur l’islam, il tente de s’attacher les populations musulmanes et de renforcer son pouvoir dans les provinces arabes. En Europe, il prendra le surnom de « sultan rouge » ou de « grand saigneur », comme le baptisa Anatole France, pour son régime autocratique et les massacres contre les Arméniens dans les années 1890.
« Déjà après guerre, dans les années 1950, avec Menderes et son parti qui puisent dans l’islam le ferment de leur opposition aux kémalistes, un déclic s’opère et permet de nourrir les discours des critiques du kémalisme avec une histoire un peu plus islamisante, d’alimenter aussi les publications qui glorifient le passé ottoman, notamment le règne d’Abdülhamid II (1876-1909), qui devient une sorte d’anti-Kemal, souligne le professeur Edhem Eldem. L’engouement pour le personnage est aujourd’hui devenu tel que l’on en vient même à nier ses pertes territoriales colossales ! » C’est sousle règne hamidien que l’empire doit se séparer de la Tunisie, de l’Egypte, de Chypre ou encore de la Thessalie.
« D’ailleurs, ce qui semble plaire particulièrement, ce n’est pas tant le fait de réunir tous les musulmans, comme on l’entend un peu partout, mais c’est celui d’avoir tenu tête à l’Occident, ajoute l’historien. Abdülhamid II n’a-t-il pas giflé l’ambassadeur britannique ? » Un geste lourd de sens, et d’une symbolique limpide. « Avec lui, une conception turque de l’Etat moderne naît : un Etat dirigé de main de maître et de fer, par un individu ou, au maximum, par deux ou trois personnes, qui ont quasiment un droit sacré sur l’Etat et sur toute la machinerie du pouvoir qui va avec. A ce titre, c’est lui le véritable père fondateur de la Turquie. » L’héritage idéal en quelque sorte, en droite ligne avec le pouvoir actuel. De quoi mieux comprendre l’effacement progressif de la notion de « révolution » kémaliste, dans les discours officiels, au profit de « réformes » de Mustafa Kemal, un terme moins couperet et plus conciliant avec ce passé retrouvé.
Mentor controversé
Dans un bâtiment à part sur l’île, consacré à la vie plus intime d’Adnan Menderes, avec son lit, sa cellule reconstituée et quelques affaires personnelles, on peut lire sur un des derniers panneaux d’exposition un poème de Necip Fazil Kisakürek. L’auteur est le mentor intellectuel, islamiste et nationaliste de Recep Tayyip Erdogan. Son « icône vénérée », selon l’écrivain et essayiste Kaya Genç, auteur d’unarticle remarqué sur la fin de l’empire dans le magazine américain New Lines. En 1983, Erdogan ira à ses funérailles. On ne compte plus le nombre de fois où il a cité depuis un de ses vers ou mots d’écrivain.
Grand poète, mais aussi penseur et polémiste, traducteur du pamphlet antisémite du Protocole des sages de Sion, Necip Fazil Kisakürek jouit d’un prestige tout particulier. « Si le kémalisme est l’une des mamelles intellectuelles de la Turquie, Kisakürek est l’autre », abonde Edhem Eldem. Sa revue, Büyük Dogu (« Grand Est ») fut le principal creuset de ceux qui allaient devenir les dirigeants de l’islamisme turc. Même Adnan Menderes a été accusé par les militaires d’avoir financé sa publication, ce que l’intéressé n’a jamais nié.
En 1965, l’écrivain publie une biographie d’Abdülhamid II. Surtout, il se place comme le défenseur de son successeur, Mehmed VI Vahideddin. Le dernier sultan de l’Empire ottoman, qui a fui Istanbul en 1922, a été accusé par Mustafa Kemal de haute trahison. Pour Kisakürek, au contraire, Vahideddin était celui qui avait lancé et défendu jusqu’au bout le mouvement nationaliste qui a combattu les forces alliées. Contemporain de l’époque, il prit le parti de ceux qui critiquaient les Jeunes Turcs, dont est issu Mustafa Kemal, en les qualifiant de « juifs » et de « francs-maçons » lancés dans une vengeance contre l’islam et son calife.
Lire aussi : Recep Tayyip Erdogan en dix-sept articles essentiels puisés dans les archives du « Monde »
Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan a élevé Kisakürek au rang de figure centrale de la culture turque, avec un prix littéraire à son nom, financé par le gouvernement. La première pièce jouée lors de la réouverture du Centre culturel Atatürk, à Istanbul, était l’une de ses œuvres. « Que ce soit à travers les références historiques d’Erdogan dans ses discours ou dans le flot des séries télévisées ancrées dans cette période ottomane, l’empire n’évoque plus le même genre de réaction négative ou de condamnation répandues à l’époque d’Atatürk », écrit l’historien Ryan Gingeras dans son dernier opus, The Last Days of the Ottoman Empire (« les derniers jours de l’empire ottoman », Allen Lane, 2022, non traduit).
« Si ce genre [de référence historique] reste populaire, c’est parce que la tension entre Vahideddin et Atatürk demeure latente, ajoute Kaya Genç. A tous égards, leur guerre vieille d’un siècle continue de définir aujourd’hui la politique turque. » L’écrivain de rappeler qu’en septembre 2022, quelques jours à peine après que le maire d’Izmir, Tunç Soyer, personnalité du parti d’opposition CHP, a dénoncé en public Vahideddin comme « traître », des procureurs ont ouvert plusieurs enquêtes contre l’édile. Non sans qu’un journal progouvernemental a cru de bon ton de s’écrier : « Quiconque traite Vahideddin de traître est un traître ! » De quoi achever de boucler la boucle et signifier que les choses avaient bien changé depuis un siècle. Le nouveau, si cher au président, peut commencer. Du moins en apparence.