La nomination, en janvier, de Melih Bulu, connu pour sa loyauté au parti au pouvoir, avait suscité un mouvement de protestation inédit des enseignants et des étudiants.
Marie Jégo, Le Monde, le 17 juillet 2021
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a limogé sans explications, jeudi 15 juillet, Melih Bulu, le recteur controversé de la prestigieuse université du Bosphore (Bogazici), à Istanbul, qu’il avait lui même nommé six mois plus tôt à ce poste, suscitant un mouvement de protestation inédit de la part des enseignants et des étudiants.
Melih Bulu, un universitaire falot, connu surtout pour sa loyauté envers le Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir depuis 2002), a été démis de ses fonctions par un décret présidentiel publié au beau milieu de la nuit de mercredi à jeudi, deux lignes laconiques qui n’expliquent pas les raisons de ce licenciement.A
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La décision de démettre le recteur contesté est intervenue après une réunion du Conseil de l’enseignement supérieur (YÖK), qui a évalué ses dernières décisions. Il a également été question des allégations de plagiat concernant sa thèse de doctorat.
Harvard turc
Le revirement du président turc est inexplicable. Il intervient après un mouvement de protestation étudiant particulièrement tenace, organisé sur le campus de cet établissement public prestigieux, considéré comme le Harvard turc, où l’enseignement se fait en anglais et où une bonne partie de l’élite politique et intellectuelle du pays a été formée.
Dès la nomination de M. Bulu en janvier, des centaines d’étudiants s’étaient mobilisés pour réclamer son départ. Déployées à l’intérieur et autour du campus, les forces de police avaient arrêté des centaines de protestataires, allant jusqu’à menotter la grille d’entrée de l’université pour empêcher les jeunes d’y pénétrer. Le président Erdogan avait alors qualifié les manifestants de « terroristes », promettant de faire « tout ce qui est nécessaire » pour stopper le mouvement.
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Sourd à ces menaces, une bonne partie du corps professoral a rejoint la contestation. Depuis janvier, les professeurs mécontentés par la nomination du nouveau recteur ont pris l’habitude de se rassembler en silence sous les fenêtres de son bureau, vêtus de leur toge, le dos tourné en signe de protestation. Plus largement, les milieux académiques se sont offusqués du parachutage de ce proche du parti de M. Erdogan, considéré comme une grave atteinte à l’indépendance des universités.
Mettre au pas les milieux intellectuels
Depuis le coup d’Etat raté du 15 juillet 2016, M. Erdogan nomme les recteurs d’université sur décret, sans tenir compte de l’avis de leurs pairs, une mesure perçue comme une volonté de mettre au pas les milieux intellectuels qui lui résistent. Jadis, le conseil d’administration de l’université effectuait une présélection, une liste de candidats était alors soumise au président qui en retenait un. Désormais, le chef de l’Etat nomme qui bon lui semble.
C’est ce qui s’est passé avec Melih Bulu, choisi davantage pour sa loyauté envers le parti présidentiel que pour ses compétences universitaires. L’homme n’a pas une réputation de chercheur brillant, son niveau d’anglais laisse à désirer et sa thèse de doctorat offre de nombreuses similitudes avec des travaux universitaires publiés par d’autres chercheurs.
En prenant son poste, M Bulu avait déclaré que les protestations « ne dureraient pas plus de six mois ». Il s’est ensuite embourbé dans le tout répressif, ordonnant des descentes de police dans les dortoirs, ainsi que des arrestations musclées. Tout récemment, il a fait installer des caméras de reconnaissance faciale à l’entrée du campus, afin d’en interdire l’entrée aux étudiants jugés indésirables.
« Une victoire de la société civile »
En juin, il a supprimé les bourses d’études d’une centaine d’étudiants soupçonnés d’avoir pris une part active au mouvement de protestation. Cette décision, impopulaire, a été contrée par le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu. Meilleur adversaire politique du président Erdogan, le maire a décidé d’attribuer des bourses de la municipalité aux étudiants concernés.
Bosphore Solidarité, un groupe de soutien aux étudiants protestataires, a déclaré jeudi dans un communiqué publié sur Twitter que la nomination et le limogeage de M. Bulu, aussi soudains qu’inexpliqués, attestaient de l’incompétence du gouvernement. « Nous maintenons nos revendications, à savoir l’élection du recteur par l’université, la réouverture de l’association LGBT qui a été fermée et la satisfaction de nos aspirations démocratiques », a fait savoir le groupe.
Pour l’économiste Mehmet Altan, « l’éviction de Melih Bulu est avant tout une victoire de la société civile. Les étudiants et les universitaires de Bogazici ont bien résisté, ils ont empêché l’université de mourir, leur courage est exceptionnel ». Essayiste, ancien professeur de l’université d’Istanbul, M. Altan a passé deux ans et demi en prison pour des « messages subliminaux » suggérés, selon le parquet, lors d’un débat télévisé diffusé à la veille de la tentative de coup d’Etat de juillet 2016. En premier lieu, cette accusation l’avait fait rire. Aujourd’hui, il ne rit plus, la mainmise de M. Erdogan sur les universités le désole. « Au fond, l’éviction de Melih Bulu ne change rien à l’équation. Le président va continuer à nommer les recteurs sans concertation aucune avec les universitaires. Il reste un autocrate, et sa mise au pas des universités est un désastre pour le pays », dénonce-t-il.