Le président turc, au pouvoir depuis 2003, a été réélu dimanche à la tête du pays avec 52,2 % des voix. Dans la nuit à Ankara, devant une foule de dizaines de milliers de partisans, il a fait huer son adversaire malheureux, Kemal Kiliçdaroglu, et promis de lutter contre l’inflation. Par Nicolas Bourcier dans Le Monde du 29 mai 2023.
L’indéboulonnable Recep Tayyip Erdogan a remporté, dimanche 28 mai, avec 52,2 % des voix, contre 47,8 % à son rival Kemal Kiliçdaroglu, sa troisième élection présidentielle d’affilée. Ce résultat sans surprise, compte tenu du fait qu’il était sorti largement en tête du premier tour, le 14 mai, avec 49,5 % des suffrages, le laisse maître de la Turquie pour cinq années supplémentaires. Sans attendre l’annonce officielle des résultats, le chef de l’Etat a tenté de se hisser à la hauteur de l’événement, vingt ans deux mois et deux semaines après avoir pris la tête de l’exécutif turc en tant que premier ministre, un jour de printemps 2003.
Juché sur un bus devant son domicile d’Istanbul, sur la rive asiatique du Bosphore, le chef de l’Etat, 69 ans, a pris la parole, peu après 20 heures, devant une mer de drapeaux rouges brandis par une foule enthousiaste. Soufflant, comme à son habitude, le chaud et le froid, alternant la flatterie et la menace, il s’est adressé d’abord à son électorat : « Notre nation nous a confié à nouveau la responsabilité de gouverner le pays et je remercie tous les citoyens qui ont permis cela, les femmes, les jeunes et tous ceux à l’intérieur comme à l’extérieur [du pays]. »
Micro à la main, le visage enjoué, Recep Tayyip Erdogan a ensuite rappelé à quel point il avait « permis à la Turquie d’ouvrir la porte de ce nouveau siècle ». Une allusion au centenaire de la République célébré cette année et à son fondateur Mustafa Kemal Atatürk, dont il a déjà largement battu le record de longévité au pouvoir. « Nous allons être ensemble jusqu’au cimetière », a-t-il promis, sous les applaudissements.
« Bye-bye Kemal »
Et puis, sur un ton plus offensif, le chef de l’Etat s’en est pris, comme il n’a cessé de le faire tout au long de la campagne, à son adversaire. Il lui a lancé une nouvelle fois un « bye-bye Kemal », son mantra depuis des semaines. Il a demandé, à nouveau, à la foule si « les partis de l’opposition étaient LGBT ? », une question à laquelle ses partisans ont répondu par un « oui » accusateur. « Chez nous, la famille est sacrée, la violence contre les femmes est interdite, c’est haram [« interdit » en islam], a enchaîné le président réélu. Cela ne se fait pas, sinon, nous leur serrons la gorge ! » Nouveaux applaudissements.
Donnant l’impression d’être toujours en campagne électorale, il a prévenu que « désormais, devant nous, il y a les prochaines municipales de 2024 et qu’il faudra être prêt pour gagner Istanbul ». La ville qui l’a vu naître et dont il avait fait son fief pendant des décennies a été remportée en 2019 par l’opposition après une élection épique. Il sourit, il lâche un petit rire, et il annonce se rendre à Ankara pour le désormais traditionnel discours de victoire. « Cette fois, on le fera du haut du Külliye », précise-t-il et non depuis le balcon du siège de l’AKP comme à l’accoutumée. Le lieu n’est pas innocent. Il s’agit d’un complexe architectural monumental qu’il a lui même construit autour de la grande mosquée de la présidence.
Recep Tayyip Erdogan peut être satisfait. Jamais l’opposition n’avait paru aussi forte, alors que lui-même semblait fragilisé par la crise économique, l’usure du pouvoir et les conséquences du séisme dévastateur du 6 février. Contre toute attente, le presque septuagénaire a su garder le contrôle sur l’appareil d’Etat et trouver les ressorts nécessaires pour conserver son fauteuil. Le besoin de sécurité et de stabilité éprouvé par une grande partie de la population, déjà manifeste lors du premier tour, l’a emporté sur le désir de changement et d’ouverture d’une autre partie de l’électorat, accablé par l’inflation vertigineuse qui mine le pays et la dérive autoritaire d’un pouvoir qui a envoyé des dizaines de milliers d’opposants derrière les barreaux ou en exil.
Résignation de l’opposition
Tout au long de la journée, on a cru percevoir une sorte de résignation du côté de l’opposition. Même dans ses fiefs, dans les principales grandes villes du pays, le cœur n’y était plus. Avec un taux de participation d’environ 88 %, très légèrement moins qu’au premier tour, les observateurs ont deviné que le sursaut électoral espéré par Kemal Kiliçdaroglu n’avait pas eu lieu. Devancé de cinq points par son adversaire au premier tour, il avait besoin d’une mobilisation encore plus forte pour l’emporter.
Dans une très courte allocution, peu avant 22 heures, le rival malheureux d’Erdogan a lui aussi remercié « les jeunes et les femmes, les vrais héros de ce pays ». Après avoir rappelé que la campagne avait été l’une des pires qu’il lui ait été donné de voir, en raison « des pressions, des violences et de ses aspects immoraux », Kemal Kiliçdaroglu a promis de continuer le combat pour « ramener la démocratie dans le pays ». Et de conclure, d’un ton soudainement grave : « Gardons le moral et restons debout. »
Deux heures plus tard, à Ankara, devant des dizaines et des dizaines de milliers de supporters massés devant le palais présidentiel, Recep Tayyip Erdogan a repris la parole avec une verve féroce et une jubilation à peine contenue. « Le seul gagnant aujourd’hui est la Turquie », a-t-il assuré. « Nous, nous aimons notre peuple, contrairement à ceux de Kandil [la base arrière du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, dans le nord de l’Irak, en guerre contre l’Etat turc] et à leurs sbires », sous-entendu Kemal Kiliçdaroglu et les partis de l’opposition qui se sont liés pour ces élections au parti de gauche et prokurde du HDP.
« Nous continuerons d’être à l’avant-garde de cette lutte jusqu’à ce qu’une véritable démocratie vienne dans notre pays », a-t-il encore ajouté, en assurant pouvoir résoudre les problèmes du pays comme l’inflation et la pauvreté : « Cela ne sera pas difficile, nous allons surprendre tout le monde. » Sûr de son fait, il conclut en citant un poète de l’islam et assure : « Nous avons montré combien nous étions forts ! »