Toujours en invoquant l’islam et la défense de la «famille turque», le président associe l’opposition à la communauté LGBT, fustigée à chaque discours. Par Anne Andlauer dans Le Figaro du 7 mai 2023.
Le 27 mars, Abdulkadir Selvi, un chroniqueur proche du Palais turc, révélait en avant-première les grandes lignes de la campagne de Recep Tayyip Erdogan et de son parti, l’AKP. «Ce sera une campagne électorale positive», «le président aura un discours rassembleur» et «la campagne de l’AKP utilisera des thèmes positifs», écrivait-il dans le Hürriyet. Soit l’éditorialiste était mal informé, soit le pouvoir a changé d’avis. Dans cette campagne, plus encore qu’autrefois, Tayyip Erdogan s’emploie à diviser le front uni de ses adversaires, et la société tout entière. Le chef de l’État stigmatise, criminalise l’alliance d’opposition qu’il affronte aux législatives et le candidat de cette alliance à la présidentielle, Kemal Kiliçdaroglu.
Les Turcs qui ne votent pas pour lui sont soupçonnés de soutenir ou, pire, d’appartenir au camp des «putschistes», des «terroristes», des «séparatistes». Ils sont accusés de s’allier aux membres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, groupe classé terroriste), décrits par Tayyip Erdogan comme ceux qui n’ont pas «de drapeau, d’ezan (appel à la prière, NDLR) ou de religion».
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Comme toujours, l’islam est au premier plan. Quand Kemal Kiliçdaroglu a commis la bévue d’être photographié sur un tapis de prière avec ses chaussures aux pieds, Tayyip Erdogan a crié à l’impiété. Tenant sur scène un tapis, appelé sajada, il a promis de s’y prosterner au lendemain du scrutin «pour une prière de remerciement». En pleine célébration de la fin du ramadan, il a transformé la cour d’une mosquée – celle de Sultanahmet, à Istanbul – en tribune électorale. Jamais auparavant le président n’avait osé une telle mise en scène.
«Attiser les guerres culturelles»
Ses ministres, presque tous en campagne pour un fauteuil de député, reprennent à cœur joie ce discours qui assimile les «bons» musulmans aux bons citoyens, et les bons citoyens aux électeurs du pouvoir. Bekir Bozdag, chargé de la Justice, a défini ces élections comme une lutte «entre ceux qui fêteront (leur victoire) au champagne et ceux qui se prosterneront pour remercier Allah».
Pour contrer cette rhétorique et se prémunir en partie des attaques du pouvoir, Kemal Kiliçdaroglu s’est ouvert pour la première fois au sujet de son identité alévie. Le favori de l’opposition a revendiqué son appartenance à cette minorité longtemps persécutée pour ses croyances et ses pratiques très éloignées de l’islam sunnite. Les plus rigoristes les perçoivent comme des hérétiques. Tayyip Erdogan, qui autrefois les prenait pour cible, a rétorqué qu’il respectait «les alévis et toutes les espèces (sic)».
Toujours en invoquant l’islam et la défense de la «famille turque», le président associe l’opposition aux gays, lesbiennes et transsexuels, fustigés à chaque discours. «Des pervers comme les LGBT appellent à voter pour eux (…) Ils sont tous pro-LGBT!», vitupérait-il le 3 mai. Ces diatribes ont peu de rapport avec sa religiosité, et tout à voir avec sa stratégie de polarisation. Il y a vingt et un ans, le même Erdogan s’engageait à «protéger les droits des homosexuels».
«Attiser les guerres culturelles lui a bien réussi par le passé et peut l’aider à consolider sa base», observe la politologue Gönül Tol dans une note du Middle East Institute. Ces élections, dans lesquelles s’affrontent deux visions de la Turquie et de sa société, pourraient toutefois être différentes. Kemal Kiliçdaroglu promet un pays apaisé et parie sur la lassitude de l’électorat après des années de polarisation. Son bloc est formé de partis aux identités diverses, contradictoires en apparence. «Il y a des islamistes, des conservateurs, des nationalistes, des laïcs, des Turcs et des Kurdes», résume Gönül Tol. La stratégie de division, poussée à l’extrême, pourrait donc s’avérer moins efficace qu’autrefois.