« Erdogan est l’homme de contact des Russes et des Ukrainiens : il a une relation forte avec Zelensky et s’entend bien avec Poutine »
Le président turc occupe une position unique entre les deux belligérants, fournissant de l’armement à Kiev tout en ménageant Moscou dont son pays est particulièrement dépendant, analyse Alain Frachon éditorialiste au « Monde » dans sa chronique du 9 septembre 2022
Pourquoi lui ? Pourquoi Recep Tayyip Erdogan ? On a cru percevoir, jeudi 1er septembre à Paris, un souffle de dépit, de jalousie peut-être, quand Emmanuel Macron, s’adressant aux ambassadeurs français, s’exclama : « Qui a envie que la Turquie soit la seule puissance au monde à parler à la Russie ! »
Si le propos lui a été rapporté, Erdogan, quelque part en son palais néo-seldjoukide de 200 000 mètres carrés, à Ankara, a dû esquisser un sourire satisfait. Car le président français dit vrai. Son homologue turc est l’homme de contact des Russes et des Ukrainiens. Il a une relation forte avec Volodymyr Zelensky, il s’entend bien avec Vladimir Poutine. La géographie et l’histoire comptent, qui font de la Turquie un passage obligé pour les Russes et les Ukrainiens : Erdogan a la clé des détroits qui relient la Méditerranée à la mer Noire.
La Turquie dénonce l’agression russe contre l’Ukraine, appelle Poutine à quitter la Crimée, mais, membre de l’OTAN, elle n’applique aucune sanction économique contre la Russie. La Turquie d’Erdogan n’a pas peu contribué à l’armement des Ukrainiens et entend continuer, mais elle dépend de la Russie pour son approvisionnement énergétique. Chaleureux et solidaire à l’adresse de Zelensky, toujours compréhensif à l’égard de Poutine, Erdogan s’impose en médiateur. Aux côtés des uns contre les autres, mais en bons termes avec tout le monde : un tantinet jaloux, les tenants de l’école réaliste en politique étrangère saluent un maître.
Lire aussi : La Turquie, destination privilégiée des Russes pour échapper aux sanctions
La médiation turque a permis un début de déblocage des ports ukrainiens pour l’exportation de céréales à destination du Moyen-Orient et de l’Afrique. Elle a contribué à l’envoi des inspecteurs de l’ONU dans la centrale nucléaire de Zaporijia où les troupes d’occupation russes ont créé une situation explosive. En juillet, le président turc était reçu à Sotchi par son homologue russe – ils ont signé un partenariat économique renforcé. En août, Zelensky accueillait Erdogan et une partie de son gouvernement à Lviv pour une session de travail élargie.
Deux empires en conflits répétés
Rien de tout cela n’était écrit à l’avance, comme le raconte Russie-Turquie, un défi à l’Occident (Passés composés, 224 pages, 18 euros), l’ouvrage dirigé par Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Le duo Erdogan-Poutine est à bien des égards étonnant. Entre eux, il y a du sang et des cadavres. C’est presque une affaire familiale. Les drones qui ont aidé à décimer les colonnes de chars russes en route fin février pour Kiev étaient turcs, conçus et fabriqués par la firme Baykar que dirige le gendre du président Erdogan. Les industries d’armements turque et ukrainienne collaborent, souvent étroitement.
Sur les champs de bataille du Moyen-Orient, Russes et Turcs se sont, ces dernières années, souvent retrouvés dans des camps opposés. En Syrie, Poutine défend le régime de Damas, Erdogan a soutenu l’opposition islamiste – avec, en novembre 2015, un chasseur russe abattu par des F-16 turcs. Et, en Libye aussi, où les mercenaires russes du groupe Wagner, au service de l’opposant Khalifa Haftar, ont, en novembre 2020, été défaits, lors de la bataille de Tripoli, par les célèbres drones turcs. Enfin, impossible de ne pas mentionner le poids du passé entre deux pays qui furent des empires en conflits répétés – la Sublime Porte contre le Kremlin des tsars.
ON DÉCÈLE DANS LA RELATIONS ERDOGAN-POUTINE UNE COMPLICITE POLITIQUE: ON EST ENTRE PARTISANS DE L’AUTOCRATIE
Le maillon faible de l’OTAN
Alors pourquoi Erdogan dans le rôle de l’interlocuteur privilégié des Russes pour la tragédie ukrainienne ? On peut évoquer des raisons économiques. Ankara condamne les sanctions. A moins d’un an d’une élection présidentielle difficile, le président turc, confronté à une inflation titanesque, a plus que jamais besoin du gaz, du pétrole et du blé russes à bon prix qu’il accepte de payer, partiellement, en roubles.
A MOINS D’UN AN D’UNE ÉLÉCTION DIFFICLE, LE PRÉSIDENT TURC A PLUS QUE JAMAIS BESOIN DU GAZ ET DU BLÉ RUSSES
Lire aussi : Ekrem Imamoglu, l’homme qui pourrait mettre fin au règne de Recep Tayyip Erdogan
Avec ses 25 millions à 30 millions de musulmans sunnites du Caucase, la Russie ne peut négliger le grand pays sunnite non arabe qu’est la Turquie. Plus important sans doute, Moscou cultive en la personne d’Erdogan le mouton noir de l’ONU, le maillon faible de l’Alliance atlantique, celui qui, à la fureur de Washington, acquiert en 2017 une batterie de missiles antiaériens russe S-400. Et Erdogan, de son côté, se sert de son appartenance à l’OTAN (depuis 1952) pour faire « chanter » ses partenaires. Il consent à ne pas s’opposer à l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN en imposant ses conditions. Washington devra lever l’embargo sur la livraison de F-16 dernier cri à Ankara, embargo décidé en réplique à l’achat des S-400. Les alliés se tairont si l’armée turque décide d’agrandir encore la zone de sécurité qu’elle s’est taillée en Syrie aux dépens des Kurdes de ce pays (meilleurs partenaires des Occidentaux dans la bataille contre l’Etat islamique).
Même si, ici ou là, Erdogan joue contre les Russes, Poutine ne peut qu’admirer le cynisme et l’absence de scrupules avec lesquels le président turc défend les intérêts (ou ce qu’il croit qu’ils sont) de son pays. Respect pour un nationaliste de cette trempe qui sème si volontiers la zizanie dans le « collectif occidental ». Dans la relation Erdogan-Poutine, on croit pouvoir déceler une manière de complicité politique : on est entre partisans de l’autocratie – même si Erdogan, démocrate-illibéral, est, lui, soumis au suffrage universel et peut perdre les élections présidentielles de juin 2003.
Lire aussi : En Turquie, le président Erdogan réprime toujours plus ses opposants
Dès le début de la guerre, Erdogan a accueilli à Istanbul une tentative de dialogue entre Russes et Ukrainiens. Quand les belligérants jugeront qu’il est de leur intérêt réciproque de négocier, il y a fort à parier que le président turc recevra tout le monde au bord du Bosphore, derrière l’alignement majestueux de la façade à colonnade du palais Dolmabahçe.
Alain Frachon