Erdogan qui rit, Sánchez qui pleure… Les récentes élections, en Espagne et en Turquie, pourraient n’illustrer que les aléas de la vie gouvernementale, avec ses hauts et ses bas, ses succès et ses défaites, sur le thème, bien connu depuis l’Ecclésiaste, de l’inconstance des choses humaines. Mais ce serait passer à côté de ce que ces deux résultats ont de plus surprenant. Par André Comte-Sponville, Challenges du 9 juin 2023.
Le président turc vient de remporter un troisième mandat et une nouvelle majorité au Parlement, bien que son pays, économiquement, aille très mal (inflation record, décrochage de la monnaie, montée des déficits, baisse des investissements), alors que le socialiste Pedro Sánchez, en Espagne, voit son parti subir une lourde défaite, aux élections municipales et régionales, malgré un bilan économique et social plutôt satisfaisant (hausse du salaire minimum, réforme consensuelle du marché du travail, chômage en baisse, inflation maîtrisée).
« It’s the economy, stupid ! » Vraiment ?
Ces deux résultats, considérés ensemble, remettent en cause l’aphorisme bien connu de James Carville, conseiller de Bill Clinton, pour expliquer la victoire, en 1992, du candidat démocrate contre le président sortant, George Bush, dont la campagne avait surtout fait valoir les succès en matière de politique étrangère.
Interrogé sur les raisons de la victoire de Clinton, Carville répondit : « It’s the economy, stupid! » On en a souvent tiré une espèce de loi selon laquelle la situation économique serait toujours, politiquement, plus déterminante que tout le reste. C’est bien sûr moins simple que cela, et les élections turques et espagnoles nous le confirment une nouvelle fois.
Évitons pourtant de tordre le bâton dans l’autre sens : il serait encore plus sot de prétendre que la conjoncture économique n’a aucune incidence sur les bulletins de vote. La vérité est qu’une victoire ou une défaite électorales sont toujours multifactorielles, ce qui les rend aussi difficiles à prévoir que faciles, après coup, à expliquer.
Je me demande d’ailleurs, s’agissant de ces deux pays, s’il n’y a pas aussi autre chose, qui les rapproche : une victoire, dans les deux cas, de la droite (au nom de la tradition, de l’ordre, de l’autorité), y compris la plus extrême, contre une gauche hétérogène et fragilisée (surtout pour sa partie la plus radicale : Podemos, en Espagne, a davantage reculé que le Parti socialiste).
Le vent de l’histoire, depuis des années et dans bien des pays, souffle dans ce sens-là, et les sondages confirment que c’est le cas aussi en France. Cela ne suffira pas à sauver ce qu’il reste de LR, mais rend la perspective d’une victoire de Marine Le Pen moins improbable. Quant aux macronistes, virtuellement sans tête, ils doivent retenir de l’exemple espagnol qu’un bon bilan économique n’a jamais suffi à gagner une élection.
De même que la gauche, à considérer l’exemple turc, doit se rappeler que la dénonciation de l’autoritarisme, réel ou supposé, du pouvoir en place n’a jamais tenu lieu de programme électoral crédible. Ajoutons que si l’économie ne suffit pas à gagner ou à perdre une élection, la réciproque est vraie aussi : aucune élection ne saurait suffire à quelque réussite économique que ce soit. C’est ce que la note de Standard and Poor’s, même inchangée, nous rappelle : don’t forget the economy, stupid!