Traduit par Renaud Soler; Paru le 14/12/20 dans Gazete Duvar en turc
Lors des célébrations de la victoire sur l’Arménie organisées par l’Azerbaïdjan à Bakou, le président Recep Tayyip Erdoğan, invité d’honneur, a récité des vers du célèbre poète azerbaïdjanais Bahtiyar Vahabzade (1925-2009), ce qui a déclenché une tempête en Iran.
Ils ont séparé [la rivière] Araxe,
Et l’ont empli de sable,
Moi, je ne t’aurais point quitté,
De force, ils nous ont séparés.
Le poème a touché la corde sensible de l’Iran. Le ministère des Affaires étrangères Mohammed Javad Zarif a répondu de manière sarcastique : « Personne n’a dû dire à Erdoğan que le poème qu’il a lu par erreur à Téhéran concernait la partie nord de la rivière Araxe, séparée par la force du territoire iranien. Ne se rend-il pas compte qu’il porte par là atteinte à la souveraineté de la république d’Azerbaïdjan ? ». Sur ces entrefaites, l’ambassadeur turc à Téhéran a été convoqué. La Turquie a fait de même avec l’ambassadeur iranien à Ankara. Des déclarations sévères sont venues de l’AKP, du gouvernement, du palais présidentiel et du Parlement.
L’Iran n’a point calmé le jeu. 225 des 286 députés du Parlement ont signé une déclaration commune condamnant fermement les propos séparatistes d’Erdoğan. Certains responsables l’ont comparé à Saddam Hussein et rappelé la fin peu enviable du dictateur irakien. Le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu a dû appeler son homologue Zarif pour dissiper le malentendu. D’après le compte rendu iranien, Çavuşoğlu a dit qu’Erdoğan avait lu ce poème sans prendre garde qu’il contenait des éléments délicats du point de vue iranien. Cette partie est évidemment absente du compte rendu turc de la conversation. Un simple poème a donc déclenché une confrontation non négligeable entre les deux pays, qui l’avaient jusqu’alors évitée malgré plusieurs sujets sérieux de divergence, de l’Irak à la Syrie, et du Hezbollah au PKK.
On pourrait se dire : « après tout, ce n’est qu’un petit poème, pourquoi tant de susceptibilité ? ». Mais si l’on tient compte de la pente interventionniste de la politique étrangère turque et des promesses, faites parErdoğan lors des célébrations, de nouvelles victoires, force est de constater qu’un petit poème peut signifier beaucoup. Avant de se demander si les inquiétudes concernant l’intégrité territoriale de l’Iran sont justifiées ou non, voyons ce qu’écrivait l’Agence de presse officielle Anadolu à propos de la référence à la rivière Araxe, qui matérialise la frontière entre l’Azerbaïdjan et l’Iran : « il ne faut pas prendre à la légère le fait qu’une république d’Azerbaïdjan puissante est une source d’inspiration à Tabriz. Le soutien sans faille de la Turquie à l’Azerbaïdjan est une source d’espoir pour les Turcs d’Iran à propos de leur avenir ». Les tensions accumulées depuis quelques temps entre la Turquie et l’Iran ont été brusquement résolues par un vers.
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L’arrivée de la Turquie dans le sud du Caucause à la suite de la guerre dans le Karabakh ne menace pas seulement les intérêts économiques de l’Iran. Elle réveille aussi des inquiétudes à propos de problèmes ethniques et de frontières. Après la chute de l’URSS, l’Iran reconnut en 1991, le même jour, l’indépendance de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie ; elle tâche depuis de maintenir de bonnes relations avec les deux pays. Malgré tout, Bakou a toujours conçu la neutralité de Téhéran comme un traitement de faveur envers l’Arménie. Ankara a toujours été sur la même ligne.
Téhéran voit les questions liées au Caucase du Sud avant tout d’un point de vue stratégique, au-delà des liens ethniques, religieux et confessionnels. Aini la proximité confessionnelle et ethnique avec l’Azerbaïdjan chiite n’a pas joué un rôle de catalyseur mais a conduit à une attitude précautionneuse, voire à une méfiance réciproque. Du côté de Bakou, on craint que l’Iran ne veuille exporter son régime théocratique en jouant sur la corde du chiisme. Du côté de Téhéran, on s’inquiète plutôt de l’influence de la Turquie et des États-Unis, via l’Azerbaïdjan du nord indépendant, sur l’Azerbaïdjan iranien. Le partenariat de l’Azerbaïdjan et des États-Unis et l’approfondissement de la coopération militaire avec Israël ont renforcé la vigilance de Téhéran.
Depuis longtemps, l’influence potentielle de la république d’Azerbaïdjan sur la conscience ethnique des Turcs d’Iran est l’objet de discussion. La CIA n’a pas été la dernière, depuis 1979, à se servir de la Turquie pour tenter de déstabiliser l’Azerbaïdjan iranien. L’ancien président azerbaïdjanais (1992-1993) Aboulfaz Eltchibeï (1938-2000) avait lui-même défendu la réunification de l’Azerbaïdjan du sud et de l’Azerbaïdjan du nord.
La stratégie de sécurité nationale de l’Iran repose sur le postulat que les interventions étrangères se serviront des divisions ethniques de la société iranienne. Les régions frontalières de l’Iran sont en effet toutes peuplées par des minorités : le Kurdistan adossé à la frontière irakienne, le Khouzistan arabe au sud-ouest, lui aussi frontalier avec l’Irak, la province d’Hormozgan (capitale Bandar Abbas) où vit une forte population arabe, les régions peuplées par les Lors au sud-ouest et au sud (provinces du Loristan et de Kohkiluyeh-et-Buyer-Ahmad), l’Azerbaïdjan iranien frontalier de la Turquie, de l’Irak et du Nahchivan au nord, et de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan à l’est, le Mazandéran au nord, suivi par le Golestan peuplé de Turkmènes et le Khorasan du nord où vivent des Kurdes ; à l’est, enfin, vivent des Pachtounes et des Balouches dans les provinces frontalières du Turkménistan, à l’Afghanistan et au Pakistan.
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En Iran, l’évocation de l’Azerbaïdjan rappelle les deux traités de Golestan (1813) et Turkmantchaï (1828), par lesquels les Qadjars à la tête de la Perse abandonnèrent à la Russie le Caucase du sud. Autrement dit, les traités qui firent de la rivière Araxe une frontière internationale. Mojtaba Zonnour, président de la commission des Affaires étrangères et de la sécurité nationale du Parlement iranien a dit d’Erdoğan que « s’il n’avait pas redoublé ses classes d’histoire, de littérature et de géographie, il aurait su que ce poème avait été écrit en manière de deuil de la séparation de l’Azerbaïdjan de sa mère-patrie, l’Iran ». En d’autres termes, la majorité des terres qui seraient incluses dans ce grand Azerbaïdjan idéal, qui revient de temps en temps dans l’actualité, se trouvent en Iran. Il y a en outre environ trois fois plus de Turcs azéris vivant en Iran qu’en Azerbaïdjan.
La plus grande peur de l’Iran est le délitement du ciment qui assure la tenue de l’édifice national : l’idée toujours répétée selon laquelle les Perses et les Turcs azéris sont unis par le chiisme. Pour la défendre et l’ancrer, une identité nationale « iranienne » a été construite (qui inclut aussi les autres minorités ethniques, religieuses et confessionnelles). À l’époque des Pehlevis, qui succédèrent en 1925 aux Qadjars ébranlés par la révolution constitutionnelle (1905-1911), la volonté de fonder un État-nation « perse » conduisit à une certaine marginalisation des Turcs azéris (qui représente entre 16 et 25% de la population). La révolution islamique de 1979 réveilla le désir de changement des Azéris. La reconnaissance du turc azéri, l’autonomie culturelle et l’enseignement en langue maternelle ne furent cependant pas concédés. L’artice 15 de la Constitution établit que le persan est la langue officielle mais spécifie que l’utilisation des langues des autres groupes ethniques dans la presse et les media, et en complément du persan dans l’éducation, est libre. Jusque aujourd’hui, les avancées ont été limitées à l’impression de livres, journaux et revues en langues minoritaires, à la diffusion de programmes sur les chaînes et radio TV (plutôt que la fondation de canaux dédiés) et, depuis l’élection de Rouhani en 2013, à l’ouverture de départements de langue et littérature azéries dans les universités, avec la possibilité de choisir des cours de langue optionnels à l’école. Même si Ali Khamenei, lui-même un Turc azéri, défend l’apprentissage des langues maternelles dans le cadre familial, cet appel a du mal à se transformer en politique publique au plein sens du terme.
Quant aux relations de l’Iran avec la minorité arménienne, elles ne sont pas assombries par la mémoire du génocide de 1915, et de fait, l’Iran fait partie des pays de la région dans lesquels les Arméniens vivent le mieux : ils disposent d’un quota de deux députés au Parlement, jouissent du droit à l’enseignement dans leur langue maternelle et peuvent librement commémorer le génocide, notamment avec le musée du génocide dans les murs de la cathédrale Saint-Sauveur d’Ispahan.
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Quand la guerre du Karabakh a éclaté, la politique d’équilibre de l’Iran a chancelé devant les manifestations de solidarité des Turcs azéris dans certaines localités. Les prêcheurs du vendredi, représentants de l’imam Khamenei dans les provinces de Tabriz, Erdebil, Zanjan et Ourmia, ont proclamé le Karabakh terre de l’islam et de l’Azerbaïdjan. Les représentations du gouvernement ont insisté sur le fait que l’Arménie, en application des résolutions du Conseil de sécurité des Nations-Unies, devait évacuer les terres qu’elle occupait. La proposition de résolution du conflit de l’Iran mettait l’accent sur le dialogue.
Il est clair que l’Iran n’a pas voulu risquer une rupture avec les Turcs azéris à cause de la guerre au Karabakh, d’autant que le pays traverse une passe très difficile : la colère contre le régime gronde sourdement, l’économie est en danger de mort à cause des sanctions. Les scenarii d’intervention extérieure sont dans tous les esprits. Dans un tel contexte, la crainte d’une instrumentalisation des divisions ethniques s’accroît. Les attentats de Téhéran (2017) et d’Ahvaz (2018), perpétrés par l’État islamique et impliquant des Kurdes d’Iran, sonnent comme des avertissements. Malgré tout, les Turcs azéris, qui forment la moitié de la population de Téhéran, continuent de représenter la minorité ethnique la plus proche du régime. Il est vrai qu’à une veine nationaliste turque présente depuis longtemps s’ajoute désormais un nationalisme nourri de colère et de désespoir. Mais cette tendance n’oblitère pas le rôle décisif de l’identité iranienne et chiite. Les Turcs azéris sont pleinement intégrés dans le système du pouvoir. De ce point de vue, ceux qui pensent que l’aventure caucasienne de la Turquie pourrait donner des idées aux Turcs azéris d’Iran devraient peut-être regarder de plus près à l’histoire, la géographie, la culture et l’architecture iraniennes – et pourquoi pas sa poésie ? Ils éviteraient ainsi les crises diplomatiques.
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