Erdogan a mis en place des mécanismes de fidélisation d’une partie de la population par un système d’assistance entièrement contrôlé par le parti-Etat, estime, écrit le géographe Jean-François Pérouse dans une tribune au « Monde » le 27 mai 2023
La récente tribune d’Olivier Bouquet dans Le Monde inspirée par son expérience du meeting électoral d’Erzurum, le 5 mai 2023, attire l’attention sur des facteurs « explicatifs » des résultats des élections du 14 mai en Turquie. Rejetant rapidement les explications négatives, par les multiples pressions exercées sur les citoyens, elle propose une interprétation principalement idéelle du relatif succès remporté.
Tenter de comprendre « pourquoi 26 millions de Turcs se sont déplacés pour voter en faveur d’Erdogan », sans jugements de valeur hâtifs ni stupeur face à ce que certains considèrent comme une forme scandaleuse d’aveuglement ou de servitude volontaire, est, en effet, légitime et urgent. Rappeler les ressorts discursifs et émotionnels de l’attachement persistant d’un grand nombre de citoyens turcs à leur leader, aussi.
Cependant, en réponse à Olivier Bouquet, trois points peuvent être mis en débat.
Premièrement, en écrivant que « les résultats sont là », il semble admettre l’évidence incontestable de ces derniers. Dès lors, il évacue la question des conditions concrètes dans lesquelles se sont déroulées ces élections : inégalité flagrante des moyens de campagne entre les partis en lice, coups sévères portés à certains segments de l’opposition en vue de contraindre leur marge d’action.
En fait, à ce jour, les résultats demeurent à la fois provisoires et assez fortement contestés. Des dizaines de milliers de voix destinées à l’opposition ont été détournées au profit des partis de l’alliance présidentielle, soit au moment de l’établissement des procès-verbaux, soit lors du transfert des données dans le système informatique du Conseil supérieur des élections. C’est la raison pour laquelle des centaines de recours et contestations ont été déposés auprès de cette même institution par les partis s’estimant lésés.
Récits soit victimaires, soit conquérants
En outre, l’absence de représentants des partis d’opposition de nombreux bureaux de vote (au moins 30 000 urnes, sur les 191 000, sont restées orphelines) ne permet pas d’avoir une idée du déroulement du vote et du dépouillement, ce qui nourrit des doutes. La présence de militaires et de policiers dans les lieux de vote, surtout dans l’est du pays ou dans les zones sinistrées par les séismes début février, alimente aussi des interrogations.
Par ailleurs, l’augmentation forte du nombre des électeurs depuis mars 2019 – trois fois supérieure à celle de la population – suscite des interrogations sur les modalités d’établissement des listes électorales. Si les électeurs turcs, en se déplaçant massivement pour ces scrutins du 14 mai, ont donné une manière de leçon de civisme aux électeurs parfois désabusés des pays d’Europe occidentale, la façon dont les autorités turques ont organisé les élections et la campagne ne fut, quant à elle, pas très démocratique.
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Deuxièmement, quand Olivier Bouquet écrit « le pays s’est enrichi », je suppose qu’il rapporte les propos entendus au meeting, la rhétorique développementaliste de l’AKP (Parti de la justice et du développement) insistant effectivement beaucoup depuis plusieurs années sur ce thème. Cependant, nombre d’indicateurs (chute du pouvoir d’achat des salariés, chute du produit national brut par habitant, aggravation de l’inflation et du chômage…) conduiraient plutôt à un constat inverse depuis une dizaine d’années. Et l’on pourrait aussi gloser sur la dépréciation de la livre turque, qui certes ne dérange pas les exportateurs, les professionnels du tourisme et les touristes étrangers.
Ainsi, contrairement aux promesses de campagne de 2011, la Turquie n’est pas entrée dans le club des dix premières puissances économiques mondiales en 2023, pour les 100 ans de la République. Pas plus que le canal qui devait relier la mer Noire à la mer de Marmara, à l’ouest d’Istanbul, n’a été aménagé. Mais toute la magie du parti présidentiel repose sur sa capacité communicationnelle à nier la réalité – et ses difficultés objectives – pour transporter les foules dans le monde du sentiment au moyen de récits soit victimaires, soit conquérants. L’armée de trolls et de faiseurs d’opinion stipendiés par la direction de la communication présidentielle aux dépenses incontrôlées travaille sans relâche à ce déphasage.
Corps social souffrant
Autrement dit, si l’AKP a beaucoup insisté dans sa campagne sur ses prestigieuses réalisations exhibées à l’envi (nouvelles infrastructures de transport, programmes de logements collectifs, monuments…), la face cachée de celles-ci ne doit pas être oubliée. Qu’il s’agisse du marché et des conditions de travail, du pouvoir d’achat des ménages, des inégalités socio-économiques, des inégalités de genre, du système éducatif dégradé, de l’endettement des ménages ou des entreprises, comme des atteintes à l’environnement, la dernière décennie AKP, sous l’angle de ces critères du développement, n’est pas marquée par des avancées. Loin s’en faut.
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Troisièmement, dans ce contexte, on peut dire que le succès de l’AKP repose sur des mécanismes d’attachement et des technologies de gouvernement qui jouent de la précarité persistante d’une partie de la population. Comme pour la tenir dans une position de dépendance et de redevabilité. En effet, plutôt que de chercher à agir structurellement sur les facteurs à l’origine des situations de précarité, celles-ci sont « naturalisées » et prises en charge par tout un système d’aide et d’assistance entièrement contrôlé par le parti-Etat. Ce par le biais d’un réseau d’institutions publiques et de relais « non gouvernementaux » qui innerve tout le corps social souffrant.
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L’argument de la stabilité abondamment convoqué dans la rhétorique de campagne du pouvoir en place est précisément lié à cela. Il laisse accroire que, en cas de changement politique, l’assistance cessera et les plans d’accès au crédit (pour le logement, la voiture, la consommation, les études) seront mis en péril. Personnes âgées, veuves et handicapés sont aussi la cible des politiques sociales enveloppantes que les distributions de charbon et d’aides en nature, voire de liquidités, en périodes préélectorale et électorale ont encore élargies.
Politique opaque et excluante
Les séismes de février n’ont fait qu’accroître encore la clientèle de nécessiteux et de tributaires. La conviction que l’accès à un emploi ou à un logement ne peut pas se faire sans allégeance au parti qui contrôle l’allocation des ressources est bien implantée dans une large partie de la population. Elle fonde un attachement fort au leader compatissant et généreux qui sait mettre en scène ses largesses à l’endroit des laissés-pour-compte du monde entier. L’ordre mondial « plus juste » que Recep Tayyip Erdogan appelle de ses vœux dans son livre publié en 2021 (Daha Adil Bir Dünya Mümkün, « un monde plus juste est possible », Turkuvaz Kitap, non traduit) est imaginé en écho à la « révolution » promise à l’intérieur du pays.
Dans son programme pour les élections de 2023, l’AKP se définit comme « conservateur » au niveau culturel et moral, mais « révolutionnaire » au niveau politique. Donner la parole, rendre leur dignité aux exclus, tout en leur assignant une place précise dans une stricte économie de la redevabilité et des positions de pouvoir, telle est l’ambition proclamée.
Au total, si je partage la volonté d’Olivier Bouquet d’appréhender en empathie ce qui se joue actuellement en Turquie, il me paraît utile, voire indispensable, de prendre aussi en compte les puissants mécanismes organisationnels et matériels des logiques d’attachement et de fidélisation à l’œuvre, pour mieux saisir ce qui peut paraître difficilement compréhensible de l’extérieur.
En deçà des démonstrations de force, de l’argument de la fierté retrouvée, des usages politiques de l’histoire, des récits et promesses de grandeur, de l’exaltation passionnée des grandes communautés d’appartenance (nation, monde turc, monde musulman), en deçà de tous les -ismes (kémalisme, erdoganisme, nationalisme, islamisme…), la survie obstinée du régime repose sur des pratiques de gouvernement et une économie politique opaques et excluantes, à ne pas mésestimer.
Jean-François Pérouse est géographe, enseignant-chercheur (université Toulouse-Jean-Jaurès), ancien directeur de l’Institut français d’études anatoliennes.