Recep Tayyip Erdogan veut incarner l’islam politique turc du XXIᵉ siècle. Mais plus que pour la reconstitution d’un empire, c’est d’abord à des fins électorales qu’il utilise la scène internationale, analyse, dans une tribune au « Monde du 25 octobre Olivier Bouquet, professeur d’histoire ottomane.
Recep Tayyip Erdogan : un sultan qui poursuit une politique d’expansion néoottomane anti-occidentale ? Peut-être. Mais écoutons attentivement les discours qu’il tient à un rythme croissant. Ne surestimons pas l’importance qu’il accorde à la politique internationale. Entre la fête nationale du 29 octobre 2022 et la célébration du centenaire de la fondation de la République turque le 29 octobre 2023, Erdogan pense et agit en fonction d’une seule échéance : l’élection présidentielle prévue à la fin du printemps 2023.
Son action à l’étranger dérive d’une ambition personnelle, laquelle obéit à une politique de l’histoire. Car, à la différence de Vladimir Poutine, il doit affronter le suffrage des urnes. Plus que la reconstitution d’un empire, l’invasion d’un voisin ou le déplacement des frontières, il veut gagner les élections. Mais il a un problème : il a construit sa popularité autour des valeurs portées par sa formation politique, le Parti de la justice et du développement (AKP). Or, les juges sont aux mains du pouvoir, et les scandales de corruption se sont multipliés. Quant au développement, il n’est plus qu’un souvenir : le pouvoir d’achat moyen avait triplé depuis 2002, mais entre 2013 et 2022, le PIB par tête a chuté de 12 600 dollars à 7 500 dollars (selon les chiffres de la Banque mondiale).
« Êtes-vous prêts ? », demande souvent Erdogan à sa base. Certainement pas à devenir une nation pauvre mais fière. Poutine a fait ce pari, lui non. Pour faire oublier les records d’inflation (le taux officiel de 83 % par an est sous-évalué), il se présente comme le président des investissements de demain.
Préparer la nation à une guerre
Dans ses discours, la politique internationale vient après la litanie des chiffres sur les logements sociaux créés, les infrastructures construites et les lits d’hôpitaux ouverts. Elle tient en des formules-chocs, des bravades où il convoque l’histoire par des provocations réfléchies.
Le 3 septembre, à Samsun, sur la mer Noire, là où Mustafa Kemal avait débarqué le 19 mai 1919, avant de lancer la guerre d’indépendance qui a abouti à la victoire contre les troupes grecques d’occupation, il avertit son voisin méditerranéen : « Et toi la Grèce, regarde l’histoire, reviens à l’histoire (…) N’oublie pas Izmir. » Ne pas oublier Izmir, les Grecs le savent, c’est rappeler ce qui s’est produit un siècle plus tôt, presque jour pour jour : le grand incendie survenu à la suite de l’entrée des troupes kémalistes, le 9 septembre 1922, fut à l’origine de dizaines de milliers de morts. C’est préparer la nation turque à une guerre, sans nécessairement prendre le risque qu’elle ait lieu. C’est soumettre l’histoire turque à une mémoire du ressentiment.
Comme le souligne l’historien Edhem Eldem dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 2017, « la Turquie est cliopathe [malade d’histoire], par ses mythes et inventions, mais surtout par ses craintes, ses complexes, ses silences, ses tabous, ses dénis, son négationnisme ». Rhétorique de la revanche : « Nous avons été colonisés dans notre propre pays », avait dit Erdogan il y aura bientôt dix ans, avant de frapper les clauses du traité de Lausanne (24 juillet 1923) d’une lecture révisionniste.
L’histoire fera date
S’il estime qu’elles l’aideront à affronter le mur des réalités économiques et à prolonger sa politique de déni (l’effet désastreux de taux d’intérêt trop bas), il multipliera auprès de son électorat (« nous ») les déclarations contre l’Occident (« eux »). Entre les semaines qui viennent et les élections de juin, peut-être avancées en mai 2023, il provoquera les anciennes puissances, l’« Occident » qu’il défie en lui parlant à la deuxième personne du singulier et qu’il accuse d’avoir toujours voulu affaiblir la Turquie. Il utilisera la scène internationale à des fins électorales. Il suivra le fil d’une chronologie qui le mènera de l’abolition du sultanat (1er novembre 1922) à la célébration du centenaire de la République (29 octobre 1923).
C’est alors que pour lui l’histoire fera définitivement date. L’historiographie kémaliste a fait d’Atatürk « l’homme unique » (tek adam) de la Turquie républicaine du XXe siècle. Erdogan veut être celui de l’Islam politique turc du XXIe siècle. Il se prépare à écrire un nouveau roman national. A nous de le lire. A nous de le comprendre. Ni rire ni pleurer, comprendre, enseignait Spinoza.
Olivier Bouquet est professeur d’histoire turque et ottomane à l’université Paris Cité et membre senior de l’Institut universitaire de France. Il est l’auteur de Pourquoi l’Empire ottoman ? Six siècles d’histoire » Gallimard