« Ekrem İmamoğlu, maire d’Istanbul, a été condamné à plus de deux ans de prison par la justice turque. Une peine assortie d’inéligibilité. Franck Papazian, auteur d’un livre sur le régime d’Erdogan, y voit une volonté de museler l’opposition à l’approche des élections générales » rapporte Pierre-Alexis Michau dans Le Figaro du 27 décembre 2022.
Franck Papazian est membre du Conseil de coordination des associations arméniennes de France. Il vient de publier Le Régime Erdogan. Une menace pour la France (Versilio/Robert Laffont, 144 p., 18 €).
Mercredi 14 décembre, le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, figure de l’opposition, a été condamné à plus de deux ans de prison pour «insulte envers des responsables»,et à une interdiction d’exercer un mandat politique sur la même durée. Doit-on y voir une tentative d’Erdogan de museler l’opposition à l’approche des élections générales de 2023 ?
Franck PAPAZIAN. – L’année 2023 marquera le centième anniversaire de la République turque ainsi que le vingtième anniversaire de l’accession d’Erdogan au pouvoir. Erdogan a, durant ces vingt années, façonné une Turquie à sa botte. Il a islamisé le pays à marche forcée, il a organisé la répression des forces d’opposition, Il a affaibli les minorités en général et les Kurdes en particulier. Il a construit une Turquie très puissante sur le plan de la défense et du renseignement intérieur et extérieur. Il a construit sa doctrine sur les fondements du néo-ottomanisme. Accroître la domination à l’intérieur de la Turquie pour développer une stratégie impérialiste. La Turquie est aujourd’hui une des premières puissances militaires de l’Otan, elle a installé son influence en Europe et en France en particulier via des organisations communautaristes et religieuses qui ont tissé leurs réseaux d’influence au sein de la société civile. Elle s’érige en leader du monde islamiste pour mieux le contrôler et l’instrumentaliser. J’explique dans mon livre,Le Régime Erdogan, une menace pour la France en détail cette stratégie d’infiltration et de domination. Elle s’est implantée en Afrique, en Amérique du Sud, au Moyen-Orient. Elle menace militairement la Grèce et Chypre qui font pourtant partie de l’Union européenne. La Turquie est devenue une menace pour la France et pour le monde. Une menace pour mieux peser sur les sociétés occidentales et pour mieux négocier avec ses dirigeants. La Turquie fait partie de l’Otan mais poursuit sa coopération avec la Russie, démontrant ainsi sa déloyauté.
Mais, en même temps, la Turquie est en crise économique et monétaire, le pays s’est enfoncé dans une inflation record, les populations s’appauvrissent. Une partie importante de la jeunesse souhaite ardemment tourner la page Erdogan pour aborder l’avenir avec sérénité. La contestation est suffisamment forte pour qu’Erdogan perde Ankara, Izmir et Istanbul aux élections municipales de 2019. Istanbul, une ville qu’Erdogan connaît bien puisqu’il en a été le maire entre 1994 et 1998. Et c’est à la faveur de ces dernières élections municipales qu’Imamoglu a été élu maire d’Istanbul.
La dynamique est très défavorable pour Erdogan. Sa cote de popularité décroît et le pays est terriblement affaibli à l’intérieur. Franck Papazian
L’année 2023 sera celle de tous les dangers pour Erdogan et celle de tous les espoirs pour l’opposition. La dynamique est très défavorable pour Erdogan. Sa cote de popularité décroît et le pays est terriblement affaibli à l’intérieur. Il se renforce, certes, à l’extérieur et sur le plan géopolitique mais les populations souffrent. C’est dans ce contexte électrique que la Turquie va aborder l’année de son centième anniversaire.
L’arrestation et la condamnation d’Imamoglu sont scandaleuses. Erdogan a voulu tester la communauté internationale qui, une fois de plus, n’a, hélas, pas réagi. Cette complicité objective de la communauté internationale vis-à-vis de la Turquie encourage Erdogan à poursuivre sa politique de répression et à renforcer le caractère autoritaire de son régime. Erdogan est fort des faiblesses des dirigeants occidentaux.
Aussitôt condamné, Imamoglu a déclaré faire appel, pensez-vous que la condamnation puisse être amoindrie voire levée ?
Erdogan a souvent déclaré : «Qui tient Istanbul tient la Turquie.»Imamoglu a brillamment remporté les municipales à Istanbul. Il s’est présenté comme candidat à la candidature de l’opposition pour 2023. La condamnation d’Imamoglu à «plus de deux ans de prison ferme» pourrait être diminuée mais pas suffisamment pour lui permettre d’être candidat à des élections qui se dérouleront dans six mois.
La stratégie d’Erdogan est millimétrée. Son plan pour gagner en 2023 est d’ores et déjà activé.
La Turquie est une prison pour les journalistes et les opposants politiques, ce qui ne l’empêche pas d’être un partenaire respecté par la communauté internationale. Erdogan peut tout se permettre et il le sait. Franck Papazian
Face à des milliers de partisans Ekrem Imamoglu a scandé : «Vive la liberté, Mort à la tyrannie !»«Gouvernement, Démission !». Ce procès pourrait-il provoquer des mouvements populaires et des manifestations contre le pouvoir ?
Oui, bien évidemment et c’est le but recherché par Erdogan : créer des situations qui provoqueront des violences qui, elles-mêmes, justifieront des vagues d’arrestations suffisamment importantes pour affaiblir l’opposition. Souvenons-nous de la manière dont Erdogan a massivement réprimé à la suite de la tentative de coup d’État de juillet 2016. Ce coup d’État mal préparé a été le prétexte d’une purge massive de 200.000 personnes dans les milieux de l’opposition, de l’armée et de la fonction publique. Erdogan a eu vent des préparations du putsch. Par ses services, il a encouragé sa précipitation et il a profité de la situation pour purger le pays. Il est fort probable, que les mêmes causes provoquant les mêmes effets, il mette à profit des situations d’opposition en les surdimensionnant et en appliquant les mêmes méthodes répressives. La Turquie est une prison pour les journalistes et les opposants politiques, ce qui ne l’empêche pas d’être un partenaire respecté par la communauté internationale. Erdogan peut tout se permettre et il le sait.
Y aura-t-il un dirigeant en Europe qui aura la force et le courage de hausser le ton face à l’autoritarisme et à la radicalisation d’Erdogan ? Franck Papazian
Ekrem Imamoglu avait-il vraiment des chances de l’emporter ? Était-il une véritable menace pour le pouvoir en place ? Et quel était son projet politique ?
Oui, Imamoglu est une alternative crédible à Erdogan, Sa victoire aux élections municipales à Istanbul contre le candidat d’Erdogan en est la démonstration. On ne connaît pas encore son projet politique pour la Turquie mais son appartenance au CHP, le parti kémaliste, ne garantit pas à la Turquie le renouveau dont elle aurait pourtant besoin. Erdogan est le tenant d’un ultra-nationalisme religieux alors que la tradition kémaliste s’inscrit dans une trajectoire ultra-nationaliste laïque. Imamoglu saura-t-il modérer cette ligne politique s’il devait accéder au pouvoir ? La question se pose même si je pense qu’Erdogan sera réélu au forceps et que son régime se radicalisera dans les mois à venir. Il serait bienvenu que l’Europe fasse preuve de plus de vigilance et mette tout en œuvre pour que son allié turc soit respectueux des standards démocratiques de base. Y aura-t-il un dirigeant en Europe qui aura la force et le courage de hausser le ton face à l’autoritarisme et à la radicalisation d’Erdogan ? Rien n’est moins sûr. Le passé récent nous a, hélas, démontré que le courage n’est pas la vertu la plus en vogue auprès des États européens. Dommage pour les Turcs, les Kurdes, les Arméniens, les Grecs, les Chypriotes, les Français et les Européens qui sont pourtant les victimes du plan de domination et d’expansion d’Erdogan.
Le Figaro, 27 décembre 2022, Pierre-Alexis Michau