Chroniqueuse à SLATE, Ariane Bonzon à vécu plusieurs années en Turquie et a travaillé pour ARTE.
Alican Tayla, doctorant à l’IFG, l’interroge sur les personnages qu’elle décrit, sur les intellectuels et sur le soutien défaillant de l’Union européenne et de la France aux opposants.
AT: Votre livre raconte l’histoire récente de la Turquie à travers les récits de personnalités très différentes, hommes politiques en pleine ascension, paysans, militantes révolutionnaires de la gauche radicale, hommes d’affaires, députés, professeurs d’école islamique… Ya t-il un personnage qui vous ait marqué particulièrement ?
A.B.: C’est d’abord la diversité des personnages et la richesse de leurs histoires qui m’ont intéressée. Ce livre donne la parole aux Turcs, quels qu’ils soient, en mettant en perspective leurs propos d’hier avec aujourd’hui, car ce sont eux qui racontent le mieux et de la façon la plus vivante leur pays.
Plus encore que les personnages eux-mêmes, ce sont certaines situations qui m’ont marquée : en 2001, l’atroce agonie des militantes du DHKP-C (gauche radicale) en grève de la faim dans le gecekondu d’Armutlu, et le fils de l’une d’elle, 8 ans, hébété au pied du lit ; et puis l’engagement citoyen des geeks d’Istanbul pour vérifier le décompte des voix lors des municipales de 2014, une sacrée leçon de démocratie qui n’a cependant pas empêché l’instauration d’une autocratie… A vrai dire, chacune de la quarantaine d’histoires racontées dans le livre m’a marquée.
2. La première décennie de Recep Tayyip Erdogan à la tête du gouvernement turc a été marquée par la division de la gauche turque, du monde séculier des intellectuels libéraux dont une partie a activement soutenu Erdogan. Vous en parlez. Pensez-vous qu’il y ait eu défaillance à s’opposer à Erdogan et que ceci ait facilité qu’il confisque à son profit l’ensemble des pouvoirs ?
C’est une question délicate et compliquée. Comme la mouvance islamique, les intellectuels libéraux (au sens anglo-saxon) et de gauche dénonçaient l’intrusion des militaires dans le champ politique. Ils partageaient officiellement le même objectif de libéraliser l’Etat, et renvoyer l’armée, symbole du kémalisme, dans ses casernes. Ce que RT Erdogan alors premier ministre et ses alliés gülénistes dans la police et dans la justice ont fait, par l’adoption d’une série de réformes libérales, puis à partir de 2008 en lançant une série d’arrestations de haut gradés et en ouvrant de grands procès pour tentative de renversement du gouvernement (ce furent les affaires Ergenekon et Balyoz). Le « hic » c’est qu’un certain nombre de preuves apportées par l’accusation étaient fabriquées de toutes pièces et que les procès furent des parodies de justice. Mais ces intellectuels ont grosso modo fermé les yeux. « La fin justifie les moyens » se sont-ils sans doute dit, sans toujours penser qu’en vérité « les moyens font partie intégrante de la fin ».
A cela s’est ajouté le référendum constitutionnel de 2010 en faveur duquel nombre de ces intellectuels ont appelé à voter « oui » sans se rendre compte que cela allait légitimer un peu plus le premier ministre Erdogan dont la dérive autoritaire était largement entamée. L’autre raison de ce soutien à Erdogan réside dans le fait que celui-ci avait lancé des négociations avec les Kurdes autonomistes, dont le PKK interdit en Turquie, en guerre depuis le milieu des années 80 avec Ankara. Et ce dossier « kurde » était l’autre priorité des milieux intellectuels libéraux ou de gauche.
En janvier 2014, je consacre un article au sujet (« les libéraux et les intellectuels de gauche ont-ils été les idiots utiles de l’AKP ?) dans Slate.fr. Il me semblait que le problème avait été non pas tant d’avoir initialement soutenu Erdogan mais de ne pas avoir exigé des enquêtes et procès équitables voire une « commission vérité » au moment de l’affaire Ergenekon et Balyoz à partir de 2008, bref d’avoir été les alliés objectifs en quelque sorte de cette stratégie de revanche. C’est là sans doute que se trouve une défaillance…
Le site T24 avait fait traduire mon article (https://t24.com.tr/haber/turkiyede-liberal-entelektueller-islamcilarin-faydali-aptallarini-mi-oynadilar,247993), lequel avait fait pas mal de bruit et, sauf deux d’entre eux qui refusaient d’en être, tous les intellectuels cités –des amis la plupart – m’ont donné raison. De nombreux diplomates et de chercheurs étrangers m’ont aussi contactée pour me dire qu’ils partageaient cette analyse. Pour l’anecdote, une personnalité turque de premier plan, haut fonctionnaire international, interlocuteur du Président Hollande, que j’avais croisé dans une réception quelques jours après la parution de cet article m’avait soufflé à l’oreille : « Moi aussi j’ai été un idiot utile ».
Ce qui est dramatique et qui rend l’affaire encore plus amère c’est que nombre de ces intellectuels sont actuellement soit exilés, soit en prison, victimes à leur tour de la non indépendance de la justice. Ils ruminent peut-être la phrase prononcée par le responsable AKP d’Istanbul en avril 2013 selon laquelle « les prochaines années ne correspondront pas à ce que veulent les libéraux […] qui ont marché avec nous jusqu’ici. Ils vont être les partenaires de nos adversaires parce que la Turquie que nous allons construire ne représente pas un futur qu’ils peuvent accepter ».
3. Quel fut le rôle de la France et de l’UE lors de cette longue période de dérive autoritaire que vous décrivez ? Pensez-vous qu’elles aient manqué à leur rôle de défense des libertés publiques et des droits humains ?
Bruxelles et Strasbourg comme les libéraux et les intellectuels de gauche faisaient de la libéralisation de l’Etat, du renvoi de l’armée dans ses casernes et de la résolution du conflit kurde leurs priorités et pensaient aussi que RT Erdogan et les islamo-conservateurs étaient sur la bonne voie. Nombreux étaient ceux au sein de l’UE (et aux Etats-Unis) qui espéraient que RT Erdogan serait ce « musulman démocrate » qui introduirait l’alternance politique, la preuve vivante qu’islam et démocratie étaient compatibles dans ce monde post 11 septembre 2001.
Cependant chaque année, la commission européenne a rendu un rapport annuel d’évaluation de la candidature turque qui faisait l’état des lieux et des libertés publiques de façon extrêmement détaillée. Ces rapports encourageants dans un premier temps devinrent de plus en plus critiques avec l’accentuation progressive de la dérive autoritaire. Ceci à la grande fureur de certains ministres turcs dont l’un a jeté le rapport à la poubelle en direct durant une émission de télévision.
Sur un point pourtant, on peut considérer que l’attitude de l’Europe n’a pas été à la hauteur. On ne se rend pas toujours compte en France de ce que représente de formidable la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) pour les Turcs, parmi les plus modestes, qui y trouvent un dernier recours quand toutes les autres voies, nationales, ont été épuisées. D’où l’immense déception de ceux-ci lorsqu’à la suite de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 et des immenses purges qui ont suivi, la Cour de Strasbourg submergée par les dizaines de milliers de recours dont elle a été saisie, s’est défaussée sur une commission ad hoc créée en Turquie et y a renvoyé tous les demandeurs (sauf quelques journalistes et magistrats), dont beaucoup attendent encore le verdict aujourd’hui. Là visiblement, il y a eu défaut de fonctionnement. Je sais que c’est une analyse que tout le monde ne partage pas, mais je la maintiens, rejoignant en cela le Professeur et constitutionnaliste turc Ibrahim Kaboglu.
Depuis quelques années le contexte a profondément évolué : RT Erdogan s’est lancé pour des raisons de politique intérieure mais sans doute aussi par conviction dans un virulent discours antieuropéen, complotiste et populiste, laissant la France et l’Europe naviguer à vue. Celles-ci ont bien formulé quelques réserves, exprimé la condamnation du Conseil de l’Europe, rappelé que l’on ne peut être admis dans l’UE dans ces conditions et pour certains pays –pas la France- refusé la venue de leaders turcs pour campagne électorale sur le sol européen. Etait-ce la bonne attitude ? Sans doute des réactions plus sévères étaient envisageables : telles qu’une condamnation unanime de l’UE, voire la suspension, ou même la rupture du processus d’adhésion à l’UE (ce qui mettrait en passant une série de personnes et d’ONG européennes au chômage !) ou, mieux, l’exclusion du Conseil de l’Europe. Lorsqu’on voit la façon dont Trump manie la carotte et le bâton avec la Turquie, n’hésitant pas à user de menaces, on se dit que l’UE pourrait faire de même. A la différence que nous sommes bien plus tributaires de la bonne volonté de la Turquie pour la gestion des mouvements migratoires ou la lutte contre le terrorisme que Washington.
4. Pouvez-vous brièvement synthétiser les changements majeurs au sein de la société turque dont vous avez été témoin lors de cette longue période tumultueuse ?
Beaucoup de changements, j’en prendrai quatre.
D’abord, cette lutte pour la maitrise de l’appareil d’Etat. L’Etat profond, celui des années de la guerre froide, le vrai, n’existe plus. Mais la relation à l’Etat est spécifique en Turquie. Soumis à un monopole partisan, il a été l’enjeu d’une rivalité calamiteuse entre les cadres gülénistes très présents au sein de l’administration et le Président Erdogan qui l’a emporté avec son parti, ses alliés ultranationalistes et son clan.
Puis, le renversement d’attitude des Turcs, pieux et conservateurs, au diapason des discours islamo-nationalistes de RT Erdogan, qui sont passés d’une position plutôt défensive à une position ouvertement offensive à l’égard de l’Occident. Peut-être cela s’inscrit-il dans ce phénomène de « revanche des humiliés » décrit par le Professeur Bertrand Badie avec éventuellement ses ramifications au-delà des frontières turques.
Ensuite l’existence d’une société civile jeune très concernée par les droits individuels dans une société où le collectif l’a longtemps emporté. Et ceci est loin d’être cantonné au seul camp dit « occidentalisé ». Ainsi, je consacre un chapitre de mon livre aux étudiants de l’université Şehir à Istanbul. Ce sont des électeurs AKP, musulmans pieux, conservateurs quant à leurs propres choix, cependant ils ont très mal pris certaines incursions du Président turc dans la vie privée de ses concitoyens. Même s’ils n’ont pas manifesté à Gezi en juin 2013, ils partagent avec le camp d’en face un certain nombre de revendications.
Quatrième changement : l’émergence du HDP, le parti démocratique des peuples. Ce parti affirme d’abord sa volonté de ne pas être un parti ethnique mais kurdo-turque. Il est par ailleurs un ferme partisan de la parité homme-femme et exprime sa résolution de s’attaquer aux tabous de la société (génocide arménien, résolution du conflit kurde, etc).
Malgré ses erreurs et la répression dont ses élus ont à souffrir, ce parti de gauche semble installé dans le paysage politique puisqu’il a remporté 61 députés lors des élections de juin 2018. En faveur d’une autonomie kurde, il va lui falloir se distinguer et s’imposer face à la branche armée kurde, le PKK en exil qui se méfie évidemment de l’émancipation éventuelle de ce mouvement politique interne.
Le politologue Halil Karaveli fait le lien entre dérive autoritaire et absence d’une vraie opposition de gauche, pour autant que celle-ci ne laisse pas les questions de classe de côté au profit des seules revendications identitaires, ce qui ouvre un boulevard à l’extrême droite nationaliste. Les Français sont bien placés pour le savoir. C’est de la capacité de former une alternative de gauche solide, ni nationaliste ni souverainiste, que viendra la démocratisation de la Turquie. Mais on n’y est pas vraiment….