ENTRETIEN. La Turquie et l’Iran ont émis des critiques sur les émeutes en France, pointant notamment le «racisme institutionnel» de notre pays. Pour l’historien Hamit Bozarslan, ces pays profitent des troubles politiques pour conforter leur régime et renvoyer une image chaotique des démocraties. Le Figaro du 7 juillet 2023
LE FIGARO. – L’Iran et la Turquie ont critiqué les évènements en France, fustigeant tantôt le racisme institutionnel de notre pays (Erdogan), tantôt les relations «discriminatoires» entretenues par l’État français «avec la population immigrée» (ministère des Affaires étrangères iranien). Êtes-vous surpris par ces prises de position?
Hamit BOZARSLAN. – Non, aucunement. À vrai dire j’ai même été étonné du ton modéré qu’a adopté la Chine par rapport aux autres. L’Iran et la Turquie font vivre l’idée que les musulmans en France seraient sur le point de subir un génocide et que la police française ferait preuve d’une très grande brutalité à leur égard. Dans L’anti-démocratie au XXIe siècle – Iran, Russie, Turquie (CNRS éditions, 2021), j’avais écrit que les «anti-démocraties» ne cessent de désacraliser les démocraties, de les présenter comme des pays où règne le chaos, où la justice est inexistante et surtout injuste vis-à-vis des musulmans. Ils transforment cela en une question identitaire ontologique. L’Occident est présenté comme un danger non seulement pour les communautés musulmanes mais aussi pour l’Islam en tant que tel. C’est une constante que l’on observe depuis très longtemps.
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Quels objectifs poursuivent Ankara et Téhéran? Relèvent-ils de la diplomatie, de la politique intérieure?
Leurs objectifs sont justifiés par leur raison d’être, mais en Turquie cela ne fonctionne pas: la situation est telle, malgré la victoire électorale d’Erdogan, qu’il n’y a plus de repères dans la société et plus aucune confiance dans le système. En Iran, ce sentiment anti-occidental que le régime veut alimenter tend aussi à disparaître. On le voit par exemple lors des dernières manifestations organisées par le pouvoir iranien contre le mouvement «Femme, vie, liberté!», qui n’a mobilisé que quelques centaines de personnes de 60 à 70 ans. Sur le plan interne, je n’ai donc pas l’impression que ces déclarations puissent susciter un enthousiasme de la part de la population; sur le plan externe non plus du reste.
Mais cela en dit long sur l’idéologie et l’identité de ces régimes, sur leur vision du monde et leur capacité à justifier leur raison d’être et à s’imaginer un monde en chaos total. On peut mettre en rapport les propos d’Erdogan avec les propos de Steve Bannon, conseiller d’extrême droite et complotiste de Donald Trump: ils décrivent tous deux un monde en chaos total en train de s’effondrer, où les espaces démocratiques sont devenus des lieux d’une sauvagerie absolue. Pour les uns c’est en raison des immigrés, pour les autres en raison du pouvoir. En somme ils définissent les démocraties non pas à partir de leur fonctionnement institutionnel, d’État de droit, mais à partir de ce risque d’effondrement absolu.
Comment expliquer que Téhéran dise «nous recommandons au gouvernement français et à la police de prêter attention aux demandes des manifestants tout en faisant preuve de retenue et en évitant toute violence» alors que la répression y est toujours sanglante?
À voir comment les choses se passent en Iran, avec la répression du mouvement en 2022, mais aussi en 2019 et en 2014, et en Turquie avec les prisons pleines et le mouvement LGBT réprimé à l’occasion de la marche des fiertés, on pense en voyant ces pays donner des leçons à la France que le ridicule ne tue pas. Ils s’approprient un discours que les démocraties utilisent à l’égard des régimes anti-démocratiques.
Erdogan donne une analyse du monde à partir de ce qui est islamique et ce qui ne l’est pas ; les droits humains ne se définissent qu’à partir de ce critère de l’appartenance religieuse.Hamit Bozarslan
Les États-Unis, la France ou la Grande Bretagne ont dit qu’il ne fallait pas utiliser une force disproportionnée à l’égard des manifestants en Iran, et l’Iran et la Turquie tiennent ce même discours pour créer une sorte d’égalisation. C’est comme si tous ces pouvoirs se situaient sur le même plan: vous nous donnez des leçons, on vous donne des leçons. C’est une manière de leur rendre la monnaie de leur pièce.
Comment expliquer que ces États, qui veulent montrer que la démocratie s’apparente au chaos, basent leur critique sur des arguments démocratiques?
Ils s’approprient un discours universel assez fade, celui qu’utilisent les systèmes démocratiques quand ils critiquent les régimes qui ne le sont pas. C’est comme si un registre universel s’était imposé et que l’on s’appropriait automatiquement ce registre pour retourner le même discours. L’essentiel ce n’est pas le registre mais la volonté de faire voir les démocraties à feu et à sang.
La Turquie et l’Iran essaient-elles en miroir de se présenter comme des modèles de démocratie?
Ces pays veulent surtout se présenter comme des havres de paix et de stabilité. Puisqu’il y a un autre régime, et que dans d’autres pays de telles manifestations peuvent exister, la Turquie et l’Iran se présentent comme stables et à même de garantir la sécurité de leurs citoyens. Ces régimes considèrent qu’ils ne mènent pas de campagne de stigmatisation et de répression à l’égard de leurs opposants et se présentent comme une alternative supérieure, de loin, à l’alternative démocratique. Ils se représentent aussi comme des espaces ou les droits humains sont respectés, des régimes non répressifs qui ne sont pas dans la stigmatisation. Il y a une sorte d’inversion et de perversion totale des données.
La Turquie affirme que la France a un problème avec son passé colonial. Or la Turquie est aussi un pays qui a un problème avec ses minorités et son passé. Comment expliquer qu’Erdogan puisse tenir ce genre de discours?
Pour Erdogan, dans l’islam il n’y a pas de génocide; ça n’existe pas dans le Coran. Mais le génocide existe ailleurs, donc le passé colonial est un passé génocidaire pour les Turcs. Ce qui se passe en Palestine est d’ailleurs une répression génocidaire, selon le président turc. Et il affirme que les musulmans en Europe sont menacés dans leur existence même. Il donne une analyse du monde à partir de ce qui est islamique et ce qui ne l’est pas; les droits humains ne se définissent qu’à partir de ce critère de l’appartenance religieuse.
L’histoire du monde est donc réduite pour ces pays à un affrontement entre d’un côté un « Occident collectif » qui serait anti-musulman, et de l’autre cette entité et cette religion toujours opprimée par cet Occident collectif: l’islam.Hamit Bozarslan
Il y a d’un côté l’islam opprimé, et ce passé colonial d’une partie des démocraties – notamment la Grande Bretagne et la France – qui se poursuivrait aujourd’hui par la répression à l’égard des musulmans, et de l’autre côté l’islam dans lequel il n’y a pas de répression ni de génocide. La Turquie considère qu’elle n’a aucun problème avec son passé par rapport aux minorités comme les Arméniens ou les Juifs (alors qu’il y a eu des campagnes antisémites d’une grande brutalité en 1933-1934 en Turquie). L’histoire du monde est donc réduite pour ces pays à un affrontement entre d’un côté un «Occident collectif» qui serait anti-musulman, et de l’autre cette entité et cette religion toujours opprimée par cet Occident collectif: l’islam.
Vous évoquez la Russie, or Dimitri Medvedev a aussi eu des propos du même acabit contre la France. Comment expliquer cet unanimisme? Qu’est-ce qui unit la Russie, la Turquie et l’Iran?
Ce qui les rassemble, c’est en premier lieu une définition absolument identitaire de la nation: leur nation dispose d’une ontologie pure, mais elle est menacée par des ontologies impures, corruptrices, qui viennent de l’extérieur. C’est la construction de l’Occident collectif – le terme est utilisé fréquemment en Russie et en Turquie -: il n’y a plus de différences entre les différents pays occidentaux pour eux, et ils font une lecture totalement falsifiée de l’histoire.
Pour la Russie, l’histoire du monde, c’est l’histoire de la guerre du monde contre la Russie, la Première Guerre mondiale n’est pas une guerre européenne mais la guerre de la destruction de la Russie par l’Europe, la Deuxième Guerre mondiale c’est la guerre de l’Occident contre la Russie. On retrouve une perception similaire en Turquie, où l’on voit dans la Première Guerre mondiale une destruction de l’Empire ottoman par l’Occident.
L’historiographie officielle turque oublie que l’Empire ottoman est entré en guerre de son propre chef sans aucune provocation et qu’il était l’alliée de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Il y a donc une falsification de l’histoire qui crée cette image du monde. Mais ce récit n’opère plus aujourd’hui, alors qu’il a pu marcher par le passé – dans les années 80 en Iran, dans les années 2000 en Russie. Désormais ce discours est totalement usé, mais quand même répété.
Vous avez écrit sur la décivilisation. Est-ce que vous observez ce processus à l’œuvre? Est-il plus marqué en France qu’en Turquie et en Iran?
Il est évident qu’il y a en France des problèmes structurels qui ne datent pas d’hier, ces problèmes apparaissent à la faveur des crises conjoncturelles extrêmement massives, la violence qui apparaît à ces occasions peut devenir systémique, mais c’est une violence qui ne trouve pas de médiation, qui ne débouche pas sur une structuration de l’espace social, qui n’a pas d’intermédiaire. Il y a un mouvement de contestation qui peut être extrêmement violent, qui relève de problèmes structurels extrêmement graves. Et l’on peut observer des événements analogues dans d’autres pays, comme en Grande-Bretagne à Manchester et Birmingham, en Suède – bien qu’elle n’ait pas d’histoire coloniale -, à Malmö et Göteborg.
Il y a un phénomène récurrent qui interroge les démocraties et leurs problèmes structurels. Les démocraties ont fait beaucoup de progrès au cours des 50 dernières années en termes de liberté, mais il n’y a pas eu de progrès en termes d’égalité, de statut ou de revenu. Je ne crois pas toutefois que l’on puisse parler d’un problème de décivilisation, phénomène qui concerne plutôt des pays comme la Syrie, où l’État s’était effondré et était devenu une milice prédatrice coexistant avec d’autres milices prédatrices, où la société a été anéantie au sens propre du terme.
Mais dans le cas de la France le terme me semble assez excessif. Je ne l’emploierais pas non plus dans le cadre de l’Iran ou de la Turquie; par contre, la Première Guerre mondiale en Iran et en Turquie a correspondu à un processus de décivilisation, et le génocide des Arméniens qui était aussi le génocide des autres communautés chrétiennes, a constitué le degré paroxystique de ce processus.