Correspondant à Istanbul Nicolas Cheviron s’entretient le 30 octobre sur Médiapart avec Canan Kaftancioglu, présidente du premier parti d’opposition le CHP . Elle est considérée comme la cheville ouvrière de la victoire d’Ekrem Imamoglu aux élections pour la mairie d’Istanbul. Elle a “été condamnée en septembre à neuf ans et huit mois de prison pour d’anciens tweets. Elle revient sur ce verdict, l’intervention en Syrie et la possible reconfiguration politique en Turquie.”
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Istanbul (Turquie), de notre correspondant.– Dans les hautes sphères du principal parti d’opposition turc, le Parti républicain du peuple (CHP, centre-gauche), Canan Kaftancioglu détonne. Au cœur de cet univers très policé, peuplé d’ex-diplomates et d’anciens hauts fonctionnaires, essentiellement des hommes, cette fille d’instituteur devenue médecin urgentiste met les pieds sur la table et se passionne pour la moto, mais surtout s’investit dans des causes que peu de ses collègues osent approcher. La torture en Turquie – sujet de sa thèse de doctorat – ; les exécutions extrajudiciaires – elle a fondé la Plateforme pour la mémoire sociale – ; la mort fin 2011 de 34 jeunes contrebandiers kurdes dans un bombardement de l’aviation turque – des « enfants indésirables » pour lesquels elle a pris fait et cause dans un livre…
Élue en janvier 2018 à la tête de la section stambouliote du CHP, la politicienne de 47 ans est considérée comme une artisane essentielle de la victoire d’Ekrem Imamoglu, le candidat de son parti, lors d’élections municipales mouvementées (un premier scrutin annulé, suivi d’une victoire écrasante d’Imamoglu lors de sa réédition le 23 juin), qui ont mis fin à vingt-cinq ans de pouvoir islamo-conservateur à Istanbul.
Ce succès, Canan Kaftancioglu en paie aujourd’hui le prix. Le 6 septembre, la politicienne a été condamnée à neuf ans et huit mois de prison pour divers chefs d’accusation, allant de l’insulte au président à la propagande pour une organisation terroriste, au terme d’une procédure lancée peu après la première victoire d’Ekrem Imamoglu et reposant exclusivement sur des messages qu’elle a publiés entre 2012 et 2017 sur Twitter.
Restée libre dans l’attente d’une décision en appel, elle revient pour Mediapart sur son procès, jette un regard critique sur l’intervention militaire turque en Syrie et évoque ses espoirs pour son pays.
Avant d’évoquer votre procès, quelle est votre opinion sur l’opération militaire lancée le 9 octobre par Ankara contre la région autogérée du nord-est de la Syrie, au motif de lutter contre le « terrorisme » kurde. Votre parti a voté du bout des lèvres l’autorisation d’intervenir hors des frontières. Mais vous, quelle est votre position ?
Canan Kaftancioglu. Six soldats (turcs) sont devenus des martyrs, 21 civils (turcs) ont perdu la vie. Pourquoi ces gens sont-ils morts ? Comment se fait-il que les personnes qui, depuis le tout début de l’opération, ont vraiment plaidé pour la paix et dit que la guerre ne profiterait à personne, ont été réduites au silence et réprimées ? Pourquoi a-t-on désigné comme des traîtres des gens qui appelaient à la diplomatie, qui voulaient la paix au lieu de la guerre ? L’approche qu’a le parti au pouvoir de la politique étrangère est tellement pragmatique qu’ils prennent des décisions impromptues pour pousser leurs intérêts de politique intérieure, au mépris des conséquences immédiates.
Le parti de gauche et pro-kurde HDP, qui multiplie les appels à la paix depuis le début de l’offensive, est dans le collimateur des autorités, avec plus d’une trentaine de cadres arrêtés. Fin août, le ministère de l’intérieur a destitué trois de ses maires nouvellement élus à Diyarbakir, Van et Mardin, au motif de liens supposés avec la rébellion kurde. Et lundi, la police a arrêté le maire destitué de Diyarbakir, Selçuk Mizrakli. Comment réagissez-vous à ces décisions ?
Il n’a pas suffi au pouvoir prétorien de prendre des mains de certains citoyens de ce pays leur droit à élire et à être élus, il faut à présent qu’il dépouille des maires de leurs libertés. Ces interventions qui sèment la division sont les dernières trépidations d’un pouvoir politiquement épuisé, impuissant tant sur le plan de la politique intérieure qu’étrangère.
Vous-même, vous venez d’être condamnée à une lourde peine pour des faits relevant de la liberté d’expression. Quel regard portez-vous sur ce verdict ?
La quasi-totalité des procès dans lesquels des politiciens sont jugés en Turquie n’ont rien à voir avec le droit. Le mien est un procès politique et sans base juridique du début à la fin. En s’en prenant à ma personne et en bafouant la démocratie, ils essaient de nous faire payer le fait qu’ils ont perdu Istanbul. Mais le peuple voit et comprend ce qui se passe, malgré toutes les pressions.
Je suis devenue une cible pour le pouvoir à cause de son attitude haineuse à l’égard des femmes engagées en politique et de sa volonté de faire passer un message d’intimidation aux opposants les plus résolus. L’enjeu ici, ce n’est pas que Canan Kaftancioglu soit jugée, c’est la polarisation de la société que le pouvoir a créée avec sa haine de la démocratie et sa politique populiste.
J’ai travaillé pendant la campagne électorale dans les arrondissements et les quartiers où l’AKP recueille le plus de voix. Et jusque-là, je n’ai été confrontée à aucune réaction hostile. Au contraire, on m’accueille avec intérêt et considération. Le verdict qui a été prononcé contre moi n’est rien d’autre qu’une volonté de vengeance du pouvoir politique contre l’opposition sociale, à travers ma personne. La société en est consciente.
Vous êtes en effet considérée comme une artisane essentielle de la victoire d’Ekrem Imamoglu. Quelles ont été les clés de ce succès ?
Avant tout, ce sont les Stambouliotes, dont la volonté avait été confisquée, dont la décision n’avait pas été respectée, qui ont décidé du sort de l’élection. Ils ont refusé de récompenser ceux qui mettaient en doute nos promesses, avant le 31 mars, en demandant « où tu vas trouver l’argent ? », puis se sont eux-mêmes répandus en promesses incohérentes pour tromper le peuple à l’approche du 23 juin. Tout le monde a pu voir qui cherche à servir Istanbul avec de vraies politiques et qui est prêt à se transformer en être polymorphe dès lors qu’il s’agit de conserver son siège.
Pour notre part, nous sommes parvenus au succès à force de conviction et de travail acharné. Au lieu de fonctionner au jour le jour, nous avons travaillé de manière organisée, en installant des mécanismes de retour d’information sur tous les travaux accomplis et les nouvelles tâches identifiées. Lorsque notre structure a vu et ressenti tous les bénéfices qu’il y avait à travailler dans le cadre d’une stratégie, vers des objectifs bien définis, elle a été convaincue de travailler encore plus. Nous avons entamé un processus auquel tout le monde a participé, ceux qui ont un rôle actif au sein du parti comme ceux qui n’en ont pas.
Le travail concerté et motivé des organisations du CHP, le bon niveau de communication et de coordination auquel nous sommes parvenus avec les membres de notre alliance, le fait d’aller à l’élection avec un candidat et une campagne en phase avec les attentes du peuple d’Istanbul… C’est tout cela qui nous a conduits à la victoire.
Quelles leçons le CHP doit-il, selon vous, tirer de cette élection ? Comment doit-il évoluer pour poursuivre sur la voie du succès ?
Les valeurs que nous défendons sont claires. Nous voulons la démocratie, la justice, la liberté, la paix dans ce pays. Sur le plan économique, nous faisons de la politique pour que les conditions minimales d’existence de chaque citoyen progressent, que la pauvreté et le chômage disparaissent, que les jeunes puissent regarder l’avenir avec espoir.
Nous sommes parvenus à rassembler des groupes différents de la société autour de valeurs et de principes communs, sans faire de concessions sur nos propres valeurs. Lorsque le président de notre parti, Kemal Kiliçdaroglu, a lancé sa marche pour la justice [en 2017, en réaction à la détérioration des libertés qui a suivi le putsch raté du 15 juillet 2016, ndlr], avec pour cri de ralliement « Justice, droit, équité », nous avons vu que des points de vue divers se retrouvaient dans ces mots d’ordre. Nous allons développer cette capacité de rassembler, pas seulement les partis de gauche mais tous les groupes qui composent la société, et montrer de cette façon à la Turquie ce qu’est la social-démocratie.
Car désormais, l’objectif de notre travail est la conquête du pouvoir en Turquie. Nous avons écrit le chapitre d’Istanbul, le moment est venu d’écrire celui de la Turquie. Le temps du changement de pouvoir est arrivé depuis longtemps.
Lors de sa campagne électorale, Ekrem Imamoglu a multiplié les références à la religion, on l’a notamment vu prier à la mosquée. Le CHP doit-il repenser son rapport à la religion et sa vision de la laïcité, parfois considérée comme trop rigide ?
Ekrem Imamoglu n’est pas un politicien qui ne vit sa foi que pendant les périodes électorales. Il s’est comporté pendant la campagne comme il le fait dans sa vie de tous les jours. Malheureusement, nous sommes témoins de la façon dont certains politiciens populistes utilisent parfois les convictions religieuses comme un instrument dans le but d’en retirer des profits politiques.
Il est hors de question qu’Ekrem, ou aucun autre membre du CHP, se serve de la religion à des fins politiques. L’utilisation politicienne de la religion et la pratique religieuse d’une personne sont deux choses totalement séparées, et c’est justement pour cela que la laïcité est très importante et nécessaire. Dès lors, il n’est nul besoin pour nous de réviser notre vision de la laïcité.
Quelle-doit être aujourd’hui la place du kémalisme dans la ligne du parti ?
Mustafa Kemal Atatürk est pour nous à la fois le fondateur et le sauveur de notre pays, le créateur et le premier leader de notre parti. Marcher sur le chemin qu’il a ouvert est le devoir de chaque membre du CHP. Les révolutions, les idées et les innombrables succès d’Atatürk resteront toujours un guide et une source d’inspiration pour notre parti. Nous faisons de la politique pour conduire la Turquie vers un avenir démocratique, social et d’état de droit à la lumière des principes et des révolutions d’Atatürk.
Au cours des décennies passées, l’armée et les juges sont intervenus à plusieurs reprises dans la vie politique turque au nom de la défense de ce même ordre kémaliste dans lequel se reconnaît le CHP. Quel regard portez-vous sur ce passé ?
L’expression « ordre kémaliste » fait partie de la terminologie utilisée par l’AKP [parti présidentiel de la justice et du développement, islamo-conservateur – ndlr] contre l’opposition. À chaque fois que l’armée est intervenue dans ce pays, ce sont les partis de droite qui ont conforté leurs positions. Au cours de notre histoire, les interventions militaires et judiciaires ont frappé dans une grande proportion le CHP, les membres du CHP et les groupes de gauche. Le pouvoir actuel AKP trouve par bien des façons sa source dans le coup d’État militaire de 1980.
Avec votre engagement prononcé à gauche, vous êtes parfois définie comme une personnalité clivante au sein du parti, susceptible d’effaroucher une partie de l’électorat. Comment réagissez-vous à ces commentaires ?
Quand on regarde la base, je n’ai pas l’impression d’avoir jamais effrayé les conservateurs ou tout autre groupe. Au contraire, nous avons de bonnes relations. Je vois bien qu’en dépit des efforts du pouvoir pour noircir mon portrait, m’ostraciser et me calomnier, en dépit des campagnes menées par ses médias, les citoyens n’y croient pas. Quand j’établis un dialogue avec les gens, il apparaît très clairement que cette propagande négative n’a aucun effet.
Après, il n’y a rien de plus naturel que les politiciens AKP aient peur des femmes politiques. D’ailleurs, cela ne s’arrête pas à l’AKP. Dans ce monde, un bon nombre de politiciens ont peur, sur le plan professionnel, des femmes politiques. Parce que je ne fais pas de la politique de la façon à laquelle ils sont accoutumés. La figure féminine et les limites qu’ils assignent à la femme dans leur mentalité ne coïncident pas avec ma façon de faire.
Quelle leçon tirez-vous des années Erdogan ?
Qu’il faut être plus vigilant à l’égard de ceux qui utilisent des moyens démocratiques pour accéder au pouvoir, puis s’efforcent de supprimer la démocratie, et qu’il faut se battre davantage pour défendre les concepts de justice, d’égalité et de liberté.
Nous sommes par ailleurs les témoins d’un retour en arrière de plusieurs dizaines d’années dans tous les domaines, de l’économie à la santé, de l’éducation à la politique étrangère, dans un pays où la démocratie est suspendue, la Constitution mise de côté. Il apparaît clairement que nous devons travailler plus, beaucoup plus, sans faire de concessions sur la démocratie, pour mettre fin à cette situation.
Comment comptez-vous utiliser les mairies que vous avez remportées dans la conquête du pouvoir au niveau national ?
Istanbul est entré dans une phase où les ressources qui étaient employées uniquement au bénéfice de certaines personnes et de certains groupes sont utilisées pour servir l’ensemble des Stambouliotes. Avec l’utilisation des ressources publiques pour la population et non pour telle ou telle personne, au bout d’un certain temps, tout le monde va voir et sentir le changement. Toutes nos directions locales ont déclaré la guerre au gaspillage et à la corruption. D’ici peu, les mairies CHP, en donnant vie, un à un, à des projets qui répondent aux attentes de la population, vont exposer aux yeux de tous les méthodes de pillards et de prédateurs avec lesquelles l’AKP pratique le municipalisme.
Comment voyez-vous l’avenir d’Erdogan ? Parviendra-t-il à se maintenir au pouvoir jusqu’à la date prévue des prochaines élections présidentielle et législatives, en 2023 ?
Toutes les structures bâties autour d’individus sont appelées à disparaître. C’est pourquoi la fin de l’AKP est proche et inévitable. Il n’est pas possible que cette politique liée à un seul homme, et non à des principes et à des programmes, puisse durer. Le fait qu’ils soient restés au pouvoir pendant près de vingt ans n’y change rien. La crise grandit au sein de l’AKP. Durant ces derniers jours, des personnalités qui ont occupé des fonctions très importantes au sein de ce parti ont démissionné et sont en train de créer de nouveaux partis. Jusqu’à 2023, la population attend de meilleurs services, pas des nouvelles élections. Elle veut qu’on résolve ses problèmes. Mais si le pouvoir n’est pas en mesure de la satisfaire, s’il ne peut pas résoudre ces problèmes, il doit savoir se retirer.
Certains de vos proches vous décrivent comme une politicienne tout entière dévouée à ses idées et à son parti, mais sans ambition personnelle. La Turquie n’aurait-elle pas besoin de femmes comme vous au sommet de ses institutions pour secouer l’ordre patriarcal qui domine encore largement sa vie politique ?
En Turquie, il y a besoin de femmes à tous les niveaux de direction. Nous poursuivons notre combat avec détermination pour que les femmes puissent d’avantage prendre la parole et prendre des décisions dans une vie politique dominée par les hommes. Le moment viendra où ce combat finira par avoir des résultats. Une des expressions que j’utilise souvent, c’est : « C’est nous qui produisons, c’est nous qui finirons par diriger. » Mais ce combat dans lequel je crois, je le mène pour toutes les femmes plutôt que pour moi-même. Je sais qu’il y a en Turquie des femmes très fortes qui peuvent modifier les équilibres et transformer le pays. Qu’elles s’appellent Canan, Ayse ou Fatma n’a guère d’importance. Plus que ce que je vais devenir, c’est comment nous allons créer ensemble le futur qui m’intéresse. Je n’ai pas de problème avec l’idée de devenir quelque chose, mais nous avons d’abord la responsabilité de réussir ensemble de nombreux projets. Je n’hésite pas à être là où mes responsabilités m’imposent d’être.
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