« Champion des tours de passe-passe diplomatiques, le président turc a su tirer parti de l’invasion russe de l’Ukraine pour redorer son blason auprès de ses alliés occidentaux et se positionner en médiateur, sans pour autant remettre en cause son partenariat stratégique avec Moscou » dit Marie Jégo dans Le Monde.
Pris dans un difficile exercice d’équilibre entre la Russie, son principal fournisseur d’énergie, l’Ukraine, son meilleur partenaire pour l’industrie de défense, et enfin la coalition anti-Poutine dirigée par l’OTAN, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a réussi à s’imposer en faiseur de paix.
Inquiet de la tournure prise par le conflit qui menace les intérêts immédiats de son pays, notamment en mer Noire, le numéro un turc met tout son poids dans la balance pour mettre fin à la guerre, encourageant les négociations formelles et informelles.
On l’a vu, mardi 29 mars, à Istanbul, accueillir des délégations ukrainienne et russe aux pourparlers censés mettre fin à la guerre. Fort de ses bonnes relations avec les présidents russe, Vladimir Poutine, et ukrainien, Volodymyr Zelensky, M. Erdogan a vocation à désamorcer le conflit.
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Ce positionnement vaut à son pays, le pilier oriental de l’Alliance atlantique, un formidable retour en grâce auprès de ses partenaires traditionnels, trop contents de croire à nouveau en la fiabilité du partenaire turc, qui avait été remise en question en 2019, au moment de l’acquisition des missiles antiaériens russes S-400.
Courtisé comme jamais, le « Grand Turc » a récemment reçu la visite de pas moins de quatre dirigeants de l’Union européenne et de l’OTAN – le secrétaire général de l’Alliance, Jens Stoltenberg, le chancelier allemand, Olaf Scholz, le premier ministre néerlandais, Mark Rutte, le premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis –, sans compter celle du président israélien, Isaac Herzog.
Changement de ton
En marge du sommet de l’OTAN, jeudi 24 mars, à Bruxelles, il a repris langue avec son homologue français, Emmanuel Macron, chez qui il avait pourtant cru déceler, en octobre 2020, un problème de « santé mentale », quelques mois après un grave incident naval survenu entre des navires turc et français en Méditerranée. Après s’être entretenus en tête à tête, les deux chefs d’Etat ont pris acte de leur volonté de « travailler ensemble » en vue de parvenir à un cessez-le-feu en Ukraine, a fait savoir le président Macron, lors de sa conférence de presse.
Les « opérations humanitaires communes » envisagées un temps à Marioupol, la ville martyre du sud-est de l’Ukraine, assiégée et bombardée par l’armée russe, n’ont toutefois pas pu avoir lieu, Vladimir Poutine n’ayant pas autorisé la création de couloirs humanitaires pour les quelque 170 000 civils qui y sont pris au piège. La ville, convoitée par Moscou, qui veut faire la jonction entre le Donbass prorusse et la Crimée russifiée, est en grande partie détruite.
« Des cadavres gisent sur les routes, sur les trottoirs. Les corps – ceux des soldats russes et des citoyens ukrainiens – traînent, et personne ne les enlève. Nous leur avons demandé [de nous laisser] les évacuer. Nous n’avons pas obtenu le droit de sortir ni les cadavres ni les blessés, personne », a expliqué Volodymyr Zelensky, dans une interview donnée dimanche à des médias russes indépendants.
L’opération commune prévue entre la France, la Turquie et la Grèce pour sauver les civils de Marioupol a échoué, mais le ton a changé entre Ankara et ses alliés. On est loin des altercations passées quand, en octobre 2021, M. Erdogan avait menacé d’expulser dix ambassadeurs occidentaux en poste à Ankara, dont sept étaient issus de pays membres de l’Alliance. Revenu à de meilleurs sentiments, le voilà qui fait à présent l’éloge de son homologue français, « l’un des dirigeants les plus actifs au sein de l’OTAN en ce moment ».
Le positionnement turc dans la crise ukrainienne est, selon M. Macron, « un élément positif dans un contexte lourd », l’occasion de tirer au clair la relation avec l’OTAN, d’aplanir les contentieux existant en Libye, en Méditerranée, au Proche-Orient et au Moyen-Orient.
Institutions dépassées
Pour autant, il serait naïf de croire qu’Ankara a réintégré le giron occidental. « Si la Turquie a vivement dénoncé l’invasion russe, notamment à l’ONU, elle n’en a pas pour autant tiré des conclusions définitives concernant les deux dossiers centraux de sa relation avec Moscou : les S-400 et la centrale nucléaire d’Akkuyu [conçue et gérée à 100 % par Rosatom, le géant du nucléaire russe, non soumis aux sanctions] », explique Yohanan Benhaim, spécialiste de la politique étrangère turque et cofondateur de Noria Research. « Ankara et Moscou considèrent comme dépassées les institutions de l’ordre international issues de 1945, tout comme les mécanismes de sécurité collective hérités de la guerre froide », rappelle le chercheur.
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Ankara n’a aucune intention d’adhérer aux sanctions. « Nous achetons aujourd’hui environ la moitié de notre gaz à la Russie. En outre, nous construisons la centrale nucléaire d’Akkuyu avec la Russie. Nous ne pouvons pas mettre cela de côté non plus. Quand j’ai dit ça à Macron, il a dit : “Vous avez raison” », a expliqué M. Erdogan, à son retour de Bruxelles.
L’espace aérien turc est ouvert à la Russie, les ports de la Méditerranée et de l’Egée sont offerts aux oligarques russes aux abois. Deux yachts appartenant au milliardaire proche du Kremlin Roman Abramovitch mouillent, en ce moment, au large de Bodrum et de Marmaris, sur la mer Egée, et celui de l’ancien président Dmitri Medvedev est amarré à Istanbul. On ne compte plus les jets privés de l’élite russe parqués sur les aéroports turcs pour échapper aux sanctions.
Interrogé sur l’accueil réservé par Ankara aux oligarques proches du Kremlin, Mevlüt Çavusoglu, le ministre des affaires étrangères turc, a déclaré que ces derniers pouvaient « faire des affaires en Turquie » tant que leurs activités s’avéraient « conformes à la loi et au droit international ». De quoi renflouer l’économie turque, en manque de devises et d’investissements, à quinze mois d’une échéance cruciale pour le président Erdogan : l’élection présidentielle de juin 2023.
Le Monde, 31 mars 2022, Marie Jégo