« En froid depuis la destitution du président égyptien islamiste Mohamed Morsi, l’Égypte et la Turquie ont amorcé un rapprochement impulsé par le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, qui cherche à se valoriser auprès des Américains en adoptant leur politique pour créer un bloc face à l’Iran, explique le journal égyptien “Mada Masr” » rapporte Ehsan Salah et Hazem Tharwat dans Courrier International du 6 juillet 2022.
Les Saoudiens ont pour ambition d’être les maîtres d’œuvre de la reconfiguration des alliances au Moyen-Orient. Le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) espère en effet pouvoir se présenter aux yeux des Américains comme “l’architecte de l’équilibre régional”. Pour cela, il cherche surtout à obtenir la réconciliation entre deux des plus influentes puissances sunnites, l’Égypte et la Turquie.
La brouille entre ces deux pays remonte à 2013. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, n’a jamais pardonné à son homologue égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, d’avoir destitué le président élu Mohamed Morsi [représentant des Frères musulmans, dont Erdogan est proche]. Jusqu’à une date récente, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte étaient solidement liés par leur détestation commune du président turc [notamment pour son soutien aux Frères musulmans au moment des révolutions arabes de 2011].
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Mais depuis le milieu de l’année 2021, l’Arabie saoudite et les Émirats ont commencé à se rapprocher de la Turquie, par un ballet diplomatique de leurs dirigeants à Abou Dhabi, à Riyad et à Ankara. En juin, Le Caire aussi a entamé des discussions “exploratoires” en vue d’une éventuelle normalisation de ses relations avec Ankara. Mais la détente turco-égyptienne avance beaucoup moins vite que celle entre la Turquie et les monarchies du Golfe.
C’est dans ce contexte qu’interviennent les initiatives diplomatiques saoudiennes. L’opération séduction de MBS vis-à-vis des Américains et son désir de s’occuper à nouveau de la gestion des affaires sunnites s’expliquent par plusieurs facteurs.
D’une part, il souhaite avoir les coudées franches pour s’assurer un transfert de pouvoir sans encombre [et obtenir la bénédiction de Washington pour sa désignation lorsque son père, le roi Salmane ben Abdelaziz Al-Saoud, âgé de 86 ans, décédera]. D’autre part, il veut éviter d’être pris de court par les Émirats, qui s’activent eux aussi auprès de Washington pour s’imposer comme interlocuteurs privilégiés.
Normalisation des liens avec les Frères musulmans
Les Égyptiens partagent les appréhensions saoudiennes vis-à-vis des Émirats, qui se distinguent depuis quelques années par leurs initiatives unilatérales, et notamment leur empressement à normaliser leurs relations avec Israël et à faire la promotion des accords d’Abraham auprès d’autres pays dans la région.
La compétition entre acteurs régionaux et internationaux concerne également l’officialisation des relations avec les Frères musulmans. Aussi bien les Saoudiens que les Émiratis ont établi des contacts avec les dirigeants internationaux des Frères musulmans.
Ces démarches ont déjà porté leurs fruits pour les Saoudiens, qui ont réussi leurs démarches en soutenant le Guide temporaire des Frères musulmans Ibrahim Mounir, vivant à Londres, face à [l’ancien numéro deux de l’organisation, qui avait été à la tête d’une contestation interne en Égypte] Mahmoud Hussein, qui vit à Istanbul.
C’est pour la même raison que Riyad pousse le régime égyptien à adopter une ligne moins dure au sujet des Frères musulmans. Là encore il s’agit pour eux de devancer les Émiratis, mais aussi les Américains et les Britanniques, qui ont eux aussi entamé des démarches pour établir des canaux de communication avec la confrérie musulmane.
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Mohammed ben Salmane a, par ailleurs, été crédité d’avoir fait reculer les puissants courants salafistes, jadis alliés du royaume. Mais depuis quelques mois, il a desserré l’étau. Désormais, il cherche à retrouver son ascendant sur les différents groupes de l’islam sunnite, dans le but de contrebalancer les groupes chiites, soutenus par l’Iran, qui sont actifs en Irak, à travers les pays du Golfe, au Yémen, en Syrie et au Liban.
Profiter des crises économiques turque et égyptienne
Face aux initiatives saoudiennes, la position de l’Égypte sera largement dictée par la grave crise économique que traverse le pays [et des aides de Riyad]. L’Arabie saoudite a déposé 5 milliards de dollars à la banque centrale égyptienne, en mars dernier, pour sauver celle-ci de l’érosion de ses réserves en devises et pour lui permettre de faire face au remboursement de l’énorme dette extérieure du pays.
La Turquie aussi traverse une grave crise économique, avec une forte dévaluation de la livre turque et une inflation de plus de 70 %. Recep Tayyip Erdogan, lui aussi, cherche à obtenir des financements saoudiens, de préférence avant l’élection présidentielle, prévue en 2023.
Or la Turquie avait accueilli sur son sol un grand nombre de membres des Frères musulmans égyptiens, poussés à l’exil après la destitution de Mohamed Morsi. Depuis l’année dernière, avec le changement des dynamiques régionales, beaucoup d’entre eux ont commencé à sentir le vent tourner et se sont mis à chercher des cieux plus sûrs.
En Égypte, quelques signes font penser à une possible réconciliation du régime avec les Frères musulmans, malgré les dénégations du premier. Début juin par exemple, le président du parti des Conservateurs [proche du pouvoir], Akmal Kurtam, s’y est dit favorable.
Il a même précisé ne pas s’opposer à la participation de personnalités en exil, telles qu’Ayman Nour, au projet de dialogue national promis [en avril dernier] par le président Abdel Fattah Al-Sissi. Selon des sources bien informées au Caire, des discussions au sujet des Frères musulmans ont peut-être déjà commencé au niveau régional, entre l’Égypte, le Qatar [également proche des Frères musulmans] et la Turquie.
Les Qataris et les Turcs auraient ainsi donné leur accord pour ne plus autoriser des activités des Frères musulmans sur leur territoire. De son côté, l’Égypte aurait accepté d’améliorer les conditions carcérales des Frères musulmans dans ses prisons. Et d’examiner la possibilité de libérer certains d’entre eux.
Courrier International, 6 juillet 2022, Ehsan Salah & Hazem Tharwat, Photo/Ozan Kose/AFP