« À la suite de plusieurs pays, la Turquie a commencé à dialoguer avec le régime de Damas, après plus de douze ans d’inimitié en raison du soutien d’Ankara à la révolution syrienne. Une réconciliation poussée par la Russie de Vladimir Poutine, et qui inquiète les réfugiés et opposants à Bachar al-Assad. » L’analyse de Hussam Hammoud dans Mediapart du 30 janvier 2023.
Après la normalisation par plusieurs États de leurs relations avec la Syrie, et après plus de douze ans d’inimitié due au soutien turc à la révolution syrienne, la Turquie a repris le dialogue avec le régime de Bachar al-Assad. À l’instar de ce qu’ont entrepris les Émirats arabes unis et la Jordanie, par exemple, en reconnaissant la légitimité du régime de Damas, malgré son rejet général par l’opposition populaire syrienne.
La Turquie est connue pour avoir accueilli des millions de dissident·es syrien·nes et soutenu les factions qui luttent contre la dictature de Bachar al-Assad. Mais aujourd’hui, la Russie fait pression de toutes ses forces pour une réconciliation entre les deux parties.
Fin décembre, la capitale russe, Moscou, a été le théâtre d’une réunion à laquelle ont participé les ministres de la défense et les chefs des services de renseignement du pays hôte, de la Turquie et du régime syrien. Il s’agissait de la première réunion officielle tenue au niveau ministériel entre Ankara et Damas depuis le déclenchement de la révolution syrienne en 2011.
Alors que le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, a déclaré à plusieurs reprises qu’il souhaitait rencontrer son homologue syrien, Bachar al-Assad, quelles sont les attentes de la Turquie envers la Syrie ? Que cherche Erdoğan dans les poches de son voisin ?
Le sort du PKK
Au premier rang des préoccupations du président turc figure l’élimination de l’ennemi éternel de la Turquie, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), installé dans le nord-est de la Syrie.
Cependant, cet espoir se heurte aux réalités du terrain. Les forces d’Assad travaillent actuellement côte à côte avec les Unités de protection du peuple (YPG), la branche militaire du PKK en Syrie, pour empêcher toute intervention turque dans cette région de la Syrie. De son côté, la Russie assure la coordination entre les forces kurdes et syriennes par le biais de réunions périodiques à l’aéroport syrien de Qamishli. Le partenariat étroit entre les forces d’Assad et les forces kurdes dure depuis plus d’une décennie dans le nord-est de la Syrie et à Alep.
La décision de former ces unités, dirigées par les Kurdes sous le nom de Forces démocratiques syriennes (FDS), efficaces dans la lutte contre le terrorisme de l’État islamique, vient des États-Unis et bénéficie, jusqu’à aujourd’hui, de la reconnaissance et du soutien des pays de la coalition internationale. Cela rend l’élimination de ces forces plus compliquée que de la considérer simplement au niveau régional. Sans l’approbation des États-Unis, il est inutile de s’entendre avec le régime d’Assad, qui ne peut pas vraiment évoluer sur cette question en faveur de la Turquie.
La question des réfugiés
Le sort des réfugié·es syrien·nes en Turquie, dont le nombre dépasse 4 millions selon les statistiques des autorités turques, est un point important des négociations, compte tenu de la pression du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir, pour les renvoyer en Syrie.
La seule destination possible pour ces réfugié·es est la dernière enclave de l’opposition syrienne, dans le nord-ouest de la Syrie, une zone contrôlée par Hayat Tahrir al-Cham, branche dissidente d’Al-Qaïda à Idlib, et les factions de l’Armée nationale (anciennement Armée syrienne libre) soutenues par la Turquie dans la campagne d’Alep.
« La zone hors du contrôle d’Assad en Syrie ne possède aucun facteur de stabilité pour le retour des Syriens », estime toutefois Ayham, un jeune réfugié syrien dans la ville turque de Gaziantep.
Ce que l’on appelle la création d’un environnement sûr en Syrie, avec l’abandon de toutes les accusations d’opposition au régime de Bachar al-Assad, est quelque chose qui ne peut pas arriver aux millions de Syrien·nes déplacé·es en Turquie. « On sait désormais que le régime syrien opère par le biais de centaines de succursales [les centres d’interrogatoire gérés par les services secrets syriens – ndlr] et de prisons souterraines dans lesquelles aucun organisme de surveillance international n’est entré, plus de douze ans après le début de la révolution syrienne. Des dizaines de milliers de vies ont été perdues dans ces caves aux mains des criminels d’Assad, et c’est ce que nous avons vu sur les fameuses photos que César a divulguées. »
Selon ce jeune Syrien de 30 ans, « le régime d’Assad mentira, comme il le fait depuis dix ans, en affirmant qu’il n’y a pas de torture ni de meurtres de détenus politiques dans ses prisons. Pourtant, nous savons que tel sera notre sort si la Turquie décide de livrer les réfugiés à Assad ». Les Syriens n’ont aujourd’hui aucune garantie, affirme Ayham, alors qu’ils se trouvent exposés en tant qu’opposants au dictateur dans les pays voisins de la Syrie. Des pays dont Ayham juge incompréhensible le désir de plaire à Assad : « Assad n’est rien de plus qu’un mercenaire pour la Russie et l’Iran. »
Rahaf AlDoughli, directrice de recherche au Centre d’études Al-Haramoun, explique que le rapprochement turco-syrien ne peut être réalisé correctement sans un mécanisme clair pour une solution politique garantissant les droits de tous et toutes, comme cela s’est produit précédemment en Colombie et dans d’autres pays qui ont connu des guerres civiles. Elle ajoute que la question des réfugié·es en Turquie est affectée dans tous les cas, que ce rapprochement politique ait lieu ou non, par l’absence d’une loi sur l’asile des Syrien·nes en Turquie, ce qui les laisse vulnérables aux caprices du populisme et aux joutes politiques entre les partis qui se disputent le pouvoir à Ankara.
La question des zones sous administration turque en Syrie
Le rapprochement entre les deux pays soulève une grande question sur le sort des zones administrées par la Turquie dans le nord-ouest de la Syrie, en particulier dans la campagne au nord d’Alep et d’Idlib, et dans les lieux dont la Turquie a pris le contrôle fin 2019, dans le nord de Raqqa et de Hasakah.
La Turquie joue un rôle crucial dans la gestion de ces régions. Elle a nommé des fonctionnaires turcs pour les diriger. Elle contrôle les forces militaires et de sécurité, puisque les milices armées qui dominent la région sont directement financées et dirigées par le ministère turc de la défense. Cela fait craindre à l’opposition syrienne vivant dans ces zones la possibilité d’un accord visant à les remettre au régime d’Assad, si un rapprochement entre Erdoğan et Assad est conclu.
Le militant humanitaire Ibrahim al-Attiyah exprime sa grande déception face à ce qui se passe entre la Turquie et Assad, expliquant que « cet accord est, en fait, un coup de poignard dans le dos de la révolution syrienne ». Depuis le début de la révolution syrienne en 2011, la Turquie a prononcé des centaines de discours sur « la criminalité d’Assad tuant le peuple syrien ». Mais « aujourd’hui, nous voyons les deux parties à la même table de négociation à Moscou, le centre du massacre du peuple syrien, que la Turquie a condamné il n’y a pas longtemps », ajoute Ibrahim.
« Lorsque nous avons commencé notre révolution contre le régime d’Assad, ce n’était pas une décision turque, et aujourd’hui cette révolution ne se terminera pas par une décision turque. Tant que nous sommes encore là, nous défendrons tout ce que nous avons perdu, car le contraire serait que nous ayons tout perdu pour rien. La restitution de nos régions n’est pas une question aux mains de l’État turc. La reprise de ces régions par Assad n’est pas une option pour nous, révolutionnaires syriens. En tout cas, cela ne se passera pas pacifiquement de notre vivant », ajoute Ibrahim al-Attiyah dans un entretien téléphonique avec Mediapart depuis Idlib.
De son côté, le président Bachar al-Assad a estimé le 12 janvier que les discussions avec la Turquie, « pour être fructueuses », devront avoir pour objectif « la fin de l’occupation » turque du territoire syrien.
L’hypothèse d’une reprise des relations commerciales
La réouverture officielle du commerce entre la Turquie et la Syrie, à l’instar de ce que la Jordanie a fait précédemment, est l’un des objectifs du rapprochement actuel. Cela relancerait considérablement l’économie syrienne et ouvrirait la porte à des exportations importantes pour un pays commerçant, la Turquie, au profit d’un État, la Syrie, qui subit un blocus économique problématique.
Cependant, ces échanges commerciaux auxquels aspirent les deux parties sont en contradiction flagrante avec les sanctions économiques imposées par les États-Unis à Damas et à un grand nombre d’entreprises syriennes impliquées dans le soutien au massacre du peuple syrien, ou dans des activités suspectes comme le commerce du Captagon.
En retour, les États-Unis continueront de « maintenir les sanctions économiques imposées au régime d’Assad » et d’enquêter « sur l’activité de tout pays qui viole [leurs] sanctions contre la Syrie », a déclaré Ethan Goldrich, l’envoyé spécial des États-Unis pour la Syrie, le 5 janvier 2023.
Ömer Özkizilcik, un analyste turc de la politique étrangère et de la sécurité résidant à Ankara, estime que les tentatives actuelles de rapprochement résultent de la pression exercée par la Russie sur le régime Assad pour qu’il trouve une solution rapide à la crise syrienne, de manière que ce régime apparaisse comme victorieux dans cette guerre. Alors que la position de l’AKP, le parti au pouvoir en Turquie, s’appuie sur la pression exercée par les partis d’opposition.
Ces derniers estiment qu’un accord avec le régime syrien est la seule solution qui garantisse en même temps le départ des réfugié·es de Turquie et l’élimination de la menace du PKK. Cette analyse est totalement erronée, estime Ömer Özkizilcik, ce qui rend selon lui irréaliste la réussite de ce rapprochement.
Ainsi, dans cette course, le pari d’Erdoğan sur les chevaux d’Assad se révèle perdant avant même d’être achevé, en raison de l’inefficacité des solutions proposées, qui se fracassent sur les positions des États-Unis et de la Russie.
Les États-Unis l’ont répété clairement par l’intermédiaire de leur envoyé : « Nous sommes clairs, nous ne normaliserons pas [nos relations] avec le régime d’Assad. Lorsque des pays traitent avec le régime, nous leur demandons ce qu’ils espèrent obtenir, quel type de bénéfice en retirera le peuple syrien, comment cette interaction nous rapprochera de la réalisation des objectifs énoncés dans la résolution 2254 du Conseil de sécurité. »
Hussam Hammoud, 30 ans, est originaire de Raqqa, dans le centre de la Syrie. Sa carrière de journaliste-activiste a débuté au moment de la révolution contre Bachar al-Assad en 2011. Depuis, il n’a cessé de témoigner de la réalité dans son pays, malgré les dangers encourus, pour différents médias internationaux, parmi lesquels Mediapart.
Mediapart, le 30 janvier 2023, par Hussam Hammoud.