« Le basculement de Washington en faveur d’Athènes aggrave le contentieux entre les deux pays. A la frontière gréco-turque l’état d’alerte est quasi permanent » dit Nicolas Bourcier et Marina Rafenberg dans Le Monde du 14 novembre 2022.
Il y a les invectives, une grande nervosité, des plaies historiques et rien pour calmer la tension croissante. Pas un jour, ou presque, ne se passe sans des échanges de coups bas entre la Turquie et la Grèce, repris par les chaînes d’information des deux pays où experts militaires et diplomatiques débattent en boucle des risques de conflit. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, est connu pour ses sorties abruptes et ses attaques musclées. Ses cibles sont nombreuses et aléatoires, mais elles semblent se concentrer ces derniers mois avec une rigueur toute particulière sur le gouvernement grec et son premier ministre, Kyriakos Mitsotakis.
« Pour moi, une personne du nom de Mitsotakis n’existe plus à partir de maintenant », a ainsi asséné l’homme fort d’Ankara, fin mai. « Je n’accepterai jamais de le revoir », a-t-il promis, avant de qualifier son homologue de « malhonnête ». A Prague, le 6 octobre, à la veille d’un sommet européen informel, le premier ministre grec a quitté le dîner officiel pendant le discours du président turc. Ce dernier a alors menacé la Grèce en reprenant une vieille chanson de Rüstü Sardag : « Je peux venir soudainement une nuit. » Des paroles largement diffusées sur les ondes radiophoniques turques au moment de l’intervention militaire à Chypre en 1974.
8 880 violations de l’espace aérien grec
Ces échanges verbaux sont accompagnés de bruits de bottes et de manœuvres militaires. Jamais le rythme des patrouilles turques survolant le territoire grec n’avait atteint ce niveau d’intensité. Selon le ministère de la défense à Athènes, entre janvier et octobre, 8 880 violations de l’espace aérien grec par des avions et drones turcs ont été enregistrées, contre 2 744 en 2021, et à peine quelques centaines les années précédentes. « Quand autant d’avions de chasse survolent une zone si restreinte, la possibilité d’un accident est bien réelle », avertit Periklis Zorzovilis, président de l’Institut grec des analyses en défense et sécurité.
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Sur le terrain, des chars allemands – en remplacement de ceux envoyés par la Grèce en Ukraine –, ont été alignés à la frontière gréco-turque. Des deux côtés du fleuve frontière Evros, l’état d’alerte est quasi permanent. Une atmosphère bien éloignée de celle de la période de détente observée entre la Turquie et la Grèce jusqu’en mars, quand MM. Mitsotakis et Erdogan avaient déjeuné sous les ors du palais du sultan ottoman Vahdettin, à Istanbul, se promettant alors de coopérer davantage dans le cadre de la guerre en Ukraine.
« Point de non-retour »
Depuis, le climat s’est considérablement détérioré. Il n’est pas aisé de définir tous les ressorts de l’hostilité gréco-turque tant l’histoire des deux pays est conflictuelle, mais aussi source de crispations identitaires, surtout à la veille d’une année électorale à venir dans les deux territoires. La rupture actuelle, quant à elle, remonte au mois de mai, lorsque Kyriakos Mitsotakis a mis en garde, à Washington, les membres du Sénat et de la Chambre des représentants contre la fourniture d’armes américaines à la Turquie, sans la nommer expressément. « La dernière chose dont l’OTAN a besoin ces jours-ci, alors que notre objectif doit être d’aider l’Ukraine à vaincre l’agression de la Russie, est une autre source d’instabilité sur le flanc sud-est, a déclaré le premier ministre, avant d’ajouter : Et je vous demande de garder cela à l’esprit lorsque vous prenez des décisions concernant les livraisons d’armes liées à la Méditerranée orientale. » Des propos considérés comme « un point de non-retour », selon Erdogan lui-même.
L’achat de chasseurs F-35 américains est un dossier sensible pour Ankara, qui cherche à moderniser sa flotte obsolète. Washington avait exclu la Turquie de ce programme militaire de pointe après qu’elle a acquis, en 2019, des missiles de défense antiaérienne russes S-400.
Depuis 2019, Athènes a dépensé 10,3 milliards d’euros en équipement militaire pour faire face à la « menace turque »
C’est à partir de cette période qu’a été observé un basculement stratégique des Etats-Unis vers la Grèce, partenaire jugé plus fiable et moins ambivalent que la Turquie d’Erdogan. Depuis 2019, Athènes a dépensé 10,3 milliards d’euros en équipement militaire pour faire face à ce que les observateurs grecs appellent la « menace turque ». En 2020, outre l’achat à la France de 24 avions Rafale, la Grèce a mis à niveau 84 de ses F-16, demandé à rejoindre le programme américain des avions F-35, et installé le système israélien de défense aérienne Dôme de fer au-dessus des îles de la mer Egée orientale, proches des côtes turques.
Athènes a signé un contrat de formation de pilotes avec Israël et un accord de défense avec les Etats-Unis qui augmente la présence américaine en Grèce. Le Pentagone peut, en plus de la base de l’OTAN à Souda, en Crète, utiliser la base d’Alexandroupoli, située à la frontière gréco-turque, à l’entrée de l’Europe orientale.
Pour Athènes, cette course à l’armement est nécessaire, avance Periklis Zorzovilis, après une décennie de crise économique durant laquelle les équipements n’avaient pas été renouvelés, mais elle constitue aussi « une assurance de survie » face à son voisin. « La remise à niveau des Grecs du point de vue militaire et leur rapprochement avec Washington ont rendu les Turcs fous », admet Dorothée Schmid, directrice du programme sur la Turquie et le Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales.
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Côté turc, le pouvoir a révisé ses cartes et son argumentaire. Des doctrines comme la « Mavi Vatan » (« Patrie bleue »), revendiquant la souveraineté d’Ankara sur une zone de 462 000 km2 autour de ses côtes, ont progressivement surgi dans le discours public après être restées longtemps confidentielles. Cette vision est portée par des amiraux désormais à la retraite et proches du courant appelé « euro-asiatique » qui mise sur un rapport privilégié avec la Russie et la Chine.
Le 17 septembre, Ankara condamne, cette fois-ci, la décision de Washington de lever l’embargo sur les armes qui frappait la République de Chypre depuis 1987. Un coup de semonce supplémentaire adressé à Erdogan, pour qui la partie nord de l’île, autoproclamée « république turque de Chypre du Nord », est devenue un moyen d’affirmer la puissance turque ainsi que sa diplomatie contestataire.
Nouvelles frontières maritimes
A peine deux semaines plus tard interviennent de nouvelles crispations : Ankara et le gouvernement de Libye signent un « protocole d’entente » pour la prospection d’hydrocarbures. En 2019, un premier accord énergétique avait déjà été conclu. Il dressait de nouvelles frontières maritimes du sud-ouest de la Turquie au nord-est de la Libye, à travers une zone revendiquée par la Grèce et Chypre. Ankara, qui n’est pas signataire de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, conteste que certaines îles grecques disposent de zones économiques exclusives. Ce point est une source de discorde d’autant plus vive que la Méditerranée orientale est riche en hydrocarbures.
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Pour les analystes, les tensions ne vont pas s’apaiser jusqu’aux élections en Turquie et en Grèce, prévues au printemps ou à l’été prochain. D’autant que l’année 2023 est aussi une date anniversaire cruciale, celle du centenaire du traité de Lausanne qui a défini les frontières entre les deux pays. Un traité remis en question par Erdogan qui, au risque de réveiller les démons de l’histoire, se plaît à évoquer les « frontières du cœur » de la Turquie, incluant notamment des îles grecques, « si proches que l’on peut entendre vos voix lorsque vous criez dans notre direction ».
« Nous n’allons pas entrer dans un échange de déclarations sans fin », a lancé M. Mitsotakis début novembre avant d’ajouter, en référence à la crise financière turque : « Si la Grèce avait plus de 85 % d’inflation, je voudrais sans doute moi aussi sans cesse changer de discussion. » Le leader conservateur est, lui aussi, fragilisé depuis l’été par un scandale de mise sur écoute de plusieurs journalistes, d’opposants politiques et de membres de son propre gouvernement. « Du côté d’Erdogan, il y a la volonté de donner des gages aux nationalistes et, du côté de Mitsotakis, celle de rassurer la population grecque, surtout celle qui vit près de la frontière ou sur les îles », note Dorothée Schmid. « La solution, s’interroge la spécialiste, serait peut-être, pour les deux pays, d’aller au Tribunal [d’arbitrage international] de La Haye [aux Pays-Bas] pour régler leurs différends, mais le coût politique pourrait être trop grand pour Athènes si des concessions devaient être faites. »
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Le Monde, 14 novembre 2022, Nicolas Bourcier & Marina Rafenberg, Photo/Sakis Mitrolidis/AFP