De par son histoire et sa situation géographique, la Turquie se retrouve en position politique confortable pour être à la fois candidate à l’adhésion de l’UE et ne pas prendre officiellement parti dans la guerre en Ukraine. Mais à l’intérieur de son propre territoire, la fracture entre tradition et modernité se creuse. Par André Comte-Sponville, Challenges du 19 mai 2023.
Savez-vous où sont nés Héraclite, Anaxagore et Epicure? En Grèce? C’est sans doute ce qu’auraient répondu au moins deux d’entre eux, mais la géographie, aujourd’hui, leur donnerait tort. Ces trois philosophes, parmi les plus grands de l’Antiquité, sont tous nés sur le territoire de l’actuelle Turquie, en l’occurrence sur la côte ouest de l’Asie Mineure, au bord de la mer Egée. Ils n’en étaient pas moins Grecs pour autant, par leur langue et leur civilisation.
Toute cette zone côtière, l’une des plus urbanisées et des plus commerçantes de la Méditerranée, faisait culturellement partie de la Grèce, donc aussi de ce que nous appelons l’Europe, et pas seulement, comme la Turquie aujourd’hui et géographiquement, pour un petit trentième de son territoire…
Un pied en Europe, l’autre en Asie
Qu’en reste-t-il ? Moins que je ne l’aurais souhaité, puisque l’Islam, entre eux et nous, a introduit une faille autrement large et profonde que le Bosphore ou le détroit des Dardanelles. Mais plus, sans doute, que les islamistes ne le voudraient. On sait qu’en Turquie il faut distinguer les villes, fortement occidentalisées, et les campagnes, surtout de l’intérieur, plus traditionnellement orientales et musulmanes. Dans son article fameux sur le choc des civilisations, Samuel Huntington notait que la Turquie est le type même des pays « déchirés » entre deux civilisations.
La géographie pourrait suffire à l’expliquer (la Turquie est à la fois en Europe, pour 3% de son territoire, et en Asie, pour le reste : elle a des frontières communes avec la Grèce et la Bulgarie, mais aussi avec l’Azerbaïdjan, l’Iran, l’Irak et la Syrie). L’histoire le confirme, spécialement depuis Kemal Atatürk, qui voulut occidentaliser le pays à marche forcée, et jusqu’à Erdogan, qui voulait concilier modernisation et islamisation, avant de privilégier de plus en plus nettement cette dernière.
La Turquie, membre de l’Otan et toujours officiellement candidate à l’adhésion à l’Union européenne, n’en a pas moins des indulgences pour la Russie de Poutine, et plus de sympathie pour les Frères musulmans que pour nos démocraties laïques et libérales. Beaucoup y rêvent de rétablir la grandeur perdue de l’Empire ottoman. Est-ce là le fait du seul Erdogan, pour l’instant en ballottage, et de son parti, l’AKP, d’ores et déjà majoritaire au Parlement ? C’est moins simple que cela.
Une passerelle entre deux territoires?
Le pays restera fracturé. Il est vraisemblable que la frontière, entre Orient et Occident, entre tradition et modernité, donc aussi entre islam et laïcité, traverse la plupart des Turcs d’aujourd’hui, comme elle traverse, les concernant, notre imaginaire. Ankara, leur capitale, est en Asie ; mais leur ville la plus peuplée, Istanbul, est en Europe: elle ne nous ferait pas tant rêver, même aussi belle, si elle n’était l’ancienne Byzance, qui fut pendant onze siècles la capitale de l’Empire romain d’Orient, après que l’empereur Constantin, converti au christianisme, l’eut rebaptisé Constantinople, qui se voulait la nouvelle Rome, et avant qu’elle ne fût conquise, en 1453, par les Ottomans…
Cette situation intermédiaire, tant géographiquement qu’historiquement, pourrait donner à la Turquie un rôle majeur, dans le dialogue entre l’Orient et l’Occident. Souhaitons que le futur président s’y emploie, plutôt que de souffler sur les braises.