Après le double séisme du 6 février, les confréries musulmanes se sont mobilisées dans les zones sinistrées. Et certaines, comme Menzil, mettent leur force de frappe économique au service du président Erdogan, qui vise sa réélection, raconte ce journaliste de “Cumhuriyet”. Par Courrier International du 10 avril 2023.
Le double séisme de Kahramanmaras [le 6 février] a fait près de 50 000 morts et 100 000 blessés dans le pays, selon les chiffres officiels. Très vite, les institutions étatiques sont apparues gravement défaillantes dans les opérations de secours et de protection des rescapés.
Les confréries religieuses [ordres d’inspiration soufie, organisés autour de la figure charismatique d’un cheikh auquel les membres doivent une obéissance totale] se sont largement mobilisées pour remplir sur place le vide laissé par l’État.
Une est particulièrement puissante et active : la confrérie Menzil. À travers les organisations qui lui sont liées, comme la fondation Samarcande ou l’association Besir, qui bénéficient de budgets de millions de livres, la confrérie Menzil est très impliquée dans l’aide aux survivants de la catastrophe.
Et elle a récemment annoncé publiquement qu’elle soutiendrait la coalition menée par le président Erdogan pour les élections du 14 mai. Un soutien naturel, puisque la proximité idéologique des membres de la confrérie Menzil avec le pouvoir leur a permis de se voir attribuer de nombreux postes clés au sein de l’État [en particulier dans les secteurs de la santé, la justice et la police] en remplacement des membres de la confrérie Gülen, écartés, emprisonnés ou ayant fui après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 [dirigée depuis les États-Unis par l’imam Fethullah Gülen, cette confrérie a été un allié précieux d’Erdogan avant d’entrer en conflit ouvert avec lui à partir de 2013].
Villas et complexes de luxe
C’est pour mieux cerner cette puissante mais discrète organisation que nous nous sommes rendus dans son fief historique, le village de Menzil, dans la province d’Adiyaman.
En fait de village, il s’agit plutôt de villas, de complexes immobiliers de luxe avec gardiens à l’entrée, de centres commerciaux et de mosquées et monastères géants. La route qui mène au village est large et asphaltée [les routes de campagne en Turquie sont notoirement en mauvais état].
À l’entrée du bourg, deux membres de la confrérie filtrent les visiteurs. Nous expliquons à l’un d’eux, coiffé d’un takke [sorte de calotte portée en Turquie par les hommes les plus conservateurs], que nous sommes venus apporter de l’aide aux sinistrés dans la région d’Adiyaman et que nous voudrions visiter les lieux sur le chemin du retour.
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Il nous laisse passer, en précisant que certaines zones sont soumises à une stricte séparation entre hommes et femmes. D’ailleurs, nous n’avons pas croisé de femmes dans les rues du village, ni au marché ou dans les restaurants.
Normalement employé dans un aéroport stambouliote, le garde m’explique être venu ici en tant que bénévole : “Je suis venu pour travailler pendant une semaine.” Non loin de là, un complexe d’immeubles de plusieurs étages abrite 5 000 réfugiés rescapés du séisme, m’apprend-il. Dans la zone, aucun bâtiment ne semble avoir souffert de la catastrophe.
Dans la rue, je croise un homme âgé d’une cinquantaine d’années, affublé d’une chasuble de la fondation Samarcande qui balaie le sol. Il me raconte être originaire d’une autre ville mais travailler ici depuis plusieurs mois.
Il a un avis assez tranché sur les causes du séisme qui a ravagé les régions voisines : “C’est une façon d’expier pour nos pêchés, nous devons prendre garde et changer. C’est sûr, c’est un châtiment pour toute la fornication qui a lieu dans ce pays. Quelle autre explication pourrait-il y avoir ?” m’assure le quinquagénaire.
Défiance et hostilité
L’État semble totalement absent de ce village, de l’éclairage public au nettoyage des égouts, tous les services habituellement publics sont assurés par des membres de la confrérie, et le matériel porte leur écusson.
Dans le village, c’est le complexe immobilier de Buhara qui accueille les réfugiés. L’éventuelle présence en ces lieux de centaines d’enfants orphelins rescapés du tremblement de terre, qui auraient été confiés à la confrérie comme l’ont avancé certains médias, ne pouvait pas être confirmée sur place.
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Je me heurte à une certaine défiance et hostilité lorsque je demande sur quels critères sont sélectionnés les réfugiés admis dans ce complexe plutôt luxueux. Les 41 immeubles du complexe sont hauts de quatre étages, avec de larges ouvertures vitrées vers l’extérieur. Un centre commercial est à la disposition des habitants, et chaque bloc est agrémenté d’un jardin et de places de stationnement.
Un appartement de ce type se vendrait plusieurs millions de livres [centaines de milliers d’euros] à Istanbul, et en déambulant, impressionné, entre les immeubles on ne peut s’empêcher de se demander comment la confrérie est parvenue à une telle prospérité.