Alors que les sondages donnent une légère avance au candidat d’opposition Kemal Kiliçdaroglu, l’atmosphère dans le pays est extrêmement tendue. Par Anne Andlauer dans Le Figaro du 13 mai 2023.
À Erzurum, le 7 mai, la journée avait mal commencé. Le maire Mehmet Sekmen, un fervent partisan de Recep Tayyip Erdogan, entendait faire comprendre à son homologue d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, qu’il n’était pas le bienvenu dans cette grande ville de l’est de l’Anatolie où l’on vote massivement pour le président turc (72 % aux dernières élections). En campagne au nom de l’opposant Kemal Kiliçdaroglu, dont il deviendra vice-président en cas de victoire ce dimanche, Ekrem Imamoglu avait obtenu du préfet une petite place en centre-ville pour saluer brièvement les habitants du haut d’un car.
Quelques heures avant l’événement, sans raison apparente, une flotte de bus municipaux est pourtant venue se garer sur cette place Havuzbasi, empêchant les soutiens d’Ekrem Imamoglu de s’y rassembler pour l’attendre. Après protestation auprès des officiels, les bus ont fait demi-tour, remplacés par un comité encore moins accueillant. À peine Ekrem Imamoglu, perché sur son car de campagne, a-t-il entamé son discours que quelques centaines de jeunes hommes – certains même trop jeunes pour voter – se sont mis à jeter des pierres.
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Les policiers, présents en nombre, les ont regardés faire, obligeant le maire d’Istanbul à se réfugier dans son car, puis à quitter la ville. Dans la petite foule enthousiaste venue pour l’écouter, dix-sept personnes ont été blessées, dont au moins un enfant. Les photos de leurs visages en sang ont circulé toute la soirée sur les réseaux sociaux.
L’épisode, inédit dans l’histoire politique turque récente, illustre l’atmosphère de cette campagne électorale. Kemal Kiliçdaroglu, qui a échappé ces dernières années à des tentatives de lynchage et d’assassinat, a été bousculé lors de plusieurs déplacements. Son bus a été caillassé. À Istanbul, le siège de son parti (CHP, Parti républicain du peuple) a été visé par des tirs, et on ne compte plus les bagarres, les intimidations et les attaques diverses contre des permanences, surtout celles de l’opposition.
Au sommet de l’État, personne ou presque n’a condamné les violences d’Erzurum. Au contraire, Recep Tayyip Erdogan a accusé ses opposants de «provoquer des incidents dans le but de salir éhontément nos villes». Süleyman Soylu, ministre de l’Intérieur, a qualifié le maire d’Istanbul de «provocateur». Mehmet Sekmen, l’édile d’Erzurum, lui a reproché d’avoir tenu «un meeting non autorisé». «Ici, c’est une ville nationaliste», a-t-il déclaré, comme pour justifier l’agression.
Appels au calme
Le nationalisme ou l’islamo-nationalisme: c’est la toile de fond des attaques, verbales et physiques, qui s’abattent sur l’opposition à l’approche du vote. La campagne du pouvoir se résume, pour l’essentiel, à une campagne de dénigrement de Kemal Kiliçdaroglu et de ses alliés, constamment accusés de s’associer aux «terroristes», aux «séparatistes» et aux «putschistes» pour renverser Recep Tayyip Erdogan. À coups de montages vidéo diffusés pendant ses meetings, le chef de l’État présente son principal rival en candidat du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et de Fethullah Gülen, le commanditaire présumé du coup d’État manqué de juillet 2016. «Kemal terroriste!», a scandé le 10 mai une foule de ses partisans.
Recep Tayyip Erdogan peut compter sur son principal allié, le dirigeant d’extrême droite Devlet Bahçeli, pour exacerber ce discours. «Une fin douloureuse les attend le 14 mai. Ces traîtres recevront soit une peine de prison à perpétuité, soit des balles dans le corps!», s’est-il exclamé le 6 mai au sujet de Kemal Kiliçdaroglu et de son alliance d’opposition.
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Selon le journaliste Kemal Can, qui couvre la politique turque depuis des décennies, il faut remonter aux années 1970 pour retrouver une campagne électorale aussi violente que celle-ci contre un candidat et son camp. «Ce qui est inédit, toutefois, c’est le fait que cette violence soit ouvertement encouragée par les plus hautes autorités de l’État, que le candidat d’opposition soit directement désigné comme une cible, et que ces provocations soient déclenchées par de fausses informations diffusées par les autorités», observe-t-il.
Dans cette atmosphère délétère, l’opposition multiplie les appels au calme. Kemal Kiliçdaroglu évite de prendre à partie le chef de l’État, dont il ne cite presque jamais le nom. Le candidat d’opposition, qui semble creuser l’écart dans les derniers sondages et pourrait bénéficier du retrait inopiné, jeudi, d’un autre candidat à la présidentielle, demande à ses partisans d’exprimer leur colère dans l’isoloir. Il les appelle aussi à rester chez eux dimanche soir, même en cas de victoire. «Des éléments armés pourraient descendre dans les rues», a-t-il prévenu la semaine dernière.
«Je ne pense pas qu’il fasse référence au risque qu’en cas de défaite claire Erdogan refuse de concéder son échec et fasse preuve d’inconscience au point de provoquer des violences dans les rues, estime le journaliste Kemal Can. Ce à quoi Kiliçdaroglu fait référence, c’est davantage au risque de participer à des incidents locaux, sporadiques qui pourraient rendre contestable une victoire de l’opposition.»
L’opposition espère l’emporter dès dimanche, pour éviter un entre-deux-tours encore plus tendu s’il fallait revoter le 28 mai.