L’hostilité aux discours progressistes sur le genre et les structures familiales ne cesse de prendre de l’ampleur. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a même qualifié les personnes LGBT de menace pour la société.
Ils sont une petite dizaine, des manifestants, jeunes pour la plupart. Debout, regroupés devant l’Opéra Süreyya, samedi 10 février, à Kadiköy, sur la rive asiatique d’Istanbul, ils ont à peine le temps de déployer une banderole en faveur des droits des LGBT avant d’être arrêtés par les forces de l’ordre. Sept d’entre eux finiront au poste. « Nous n’abandonnerons pas les villes à vos profits et nos vies trans à votre haine », proclamait le calicot. Le communiqué de presse qui devait être lu par les organisateurs de ce rassemblement, le Comité de la semaine de la fierté trans, disait « vouloir ainsi répondre aux attaques nourries et entretenues par le pouvoir politique et ses partenaires ces derniers temps ».
Dans une Turquie où la parole publique ne cesse, depuis des années, de prendre pour cible les communautés LGBT, interdisant les marches des fiertés, bannissant le drapeau arc-en-ciel et poursuivant des associations, la scène pourrait être banale. A ceci près que la rhétorique des autorités semble avoir élargi son champ d’action : la veille, sur sa plate-forme internationale, la télévision d’Etat TRT a commencé à diffuser une série documentaire appelée True Colours consacrée au « lobby LGBT ». Les épisodes, déclinés sur une demi-douzaine de thématiques, sont censés, selon la chaîne, « explorer les histoires inédites de ceux qui ont été affectés par la propagation de l’idéologie du genre ». Ils consacrent surtout une nouvelle dimension narrative du pouvoir, construite sur les discours les plus réactionnaires venus de l’étranger, très largement issus du monde anglo-saxon.
Parmi les personnes interviewées, face caméra, il y a, pêle-mêle, une professeure et militante féministe antitrans, un professeur « annulé » (cancelled) de certains réseaux académiques pour avoir condamné la « promotion de la sexualité aux enfants », une haltérophile canadienne suspendue par sa fédération pour avoir critiqué une athlète trans ou encore un enseignant renvoyé après des commentaires sur une adolescente en phase de transition. Le tout avec un sens des images efficace, du rythme et des incrustations à l’écran de mots comme « pédophilie », « suicide », « face cachée » ou « totalitaire », dans une logorrhée dramaturgique et obscurantiste qu’oseraient à peine les publications les plus radicales.
« Des paroles venues d’ailleurs »
« Cette campagne anti-LGBT est surprenante à plus d’un titre, a souligné Yildiz Tar, de l’association Kaos GL, sur la chaîne d’information en ligne Medyascope. D’abord, on a l’impression qu’il s’agit d’une enquête sur un crime façon spots nord-américains complotistes. Et puis, le plus troublant, c’est que la TRT est plutôt un média très local, alors qu’ici les intervenants sont quasiment tous étrangers. C’est un peu comme s’ils essayaient de légitimer leurs desseins en Turquie avec des paroles venues d’ailleurs. » Des paroles qui trouvent leurs origines au sein d’une extrême droite mondialisée, elle-même, note-t-il, « très antimusulmane ».
Un coup d’essai de cette veine a eu lieu en septembre 2023, toujours à Istanbul, dans le quartier de Fatih. Quelques milliers de personnes s’étaient rassemblées à l’appel de plusieurs organisations turques de défense de la famille traditionnelle. Uni par leur commune hostilité aux discours progressistes sur le genre et les structures familiales, le public avait assisté à la projection d’une série de vidéos en anglais provenant de médias occidentaux conservateurs.
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Comme l’a relevé la plate-forme d’information indépendante Turkey Recap, l’auditoire a pu apprécier les propos d’un prêtre assyrien installé en Australie et hurlant : « Tout le monde sait que nous venons des parents Adam et Eve, et non d’Adam et de Steve ! » Ou encore ceux d’une Américaine expliquant que sa fille « a été assassinée par l’idéologie du genre ».Dans un autre clip, Matt Walsh, influenceur d’extrême droite aux Etats-Unis, déclare que « tout cela fait partie de la plus grande campagne de lavage de cerveau que le monde ait jamais connue ».
« C’est le monde à l’envers »
Ce rassemblement de Fatih a été organisé par une douzaine d’ONG, allant de la Fondation turque pour la jeunesse (Tügva, au conseil d’administration de laquelle siège le fils du président Recep Tayyip Erdogan), à la Müsiad, une association d’entreprises islamiste progouvernementale. L’Association des femmes républicaines kémalistes était également présente, ainsi que l’Association de la jeunesse turque, un groupement de jeunes ultranationalistes, lié à Dogu Perinçek, le leader du parti Vatan. De leur côté, plusieurs élus de la majorité ont salué l’initiative sur les réseaux sociaux. « C’est le monde à l’envers, regrette Yildiz Tar. Tous savent parfaitement que ce sont les LGBT qui ont toujours été maltraités dans ce pays, mais personne ne veut que ce soit eux les victimes. »
En matière de droits fondamentaux, la Turquie ne criminalise pas l’homosexualité et dispose de lois contre la discrimination. Mais, dans la réalité, le quotidien des personnes LGBT est loin de l’esprit de ces textes. Depuis des années, les attaques sont légion. On se souvient de ce chef de la police d’Istanbul, dans les années 1990, exhibant sa matraque après avoir coursé des militants de la cause gay. Ou encore des persécutions auxquelles la star de la chanson Bülent Ersoy a dû longtemps faire face.
Galvaniser l’électorat conservateur
Et puis, la situation s’est dégradée. Les témoignages de personnes revendiquant une identité intersexuée et affirmant avoir de plus en plus de difficultés pour trouver un emploi, un logement ou une bonne assurance de santé se sont multipliés. Les universités ont fermé les clubs LGBT et, à partir de 2014, les autorités ont interdit les défilés et les marches des fiertés.
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Depuis le début de son ascension à la tête de l’Etat, en 2003, Recep Tayyip Erdogan a accru son pouvoir, tout en promouvant une vision musulmane et conservatrice de plus en plus prononcée de la société. Bien qu’il ait en public clairement affirmé, en 2002, alors qu’il était encore candidat à la députation, que « les droits des homosexuels devaient être garantis », l’homme fort d’Ankara n’a cessé d’insister, une fois au pouvoir, sur le fait qu’un mariage ne pouvait se faire qu’entre un homme et une femme.
L’alliance en 2016 avec les ultranationalistes du parti de Devlet Bahçeli n’a fait qu’accentuer la pression. Les autorités locales sont encouragées à restreindre l’activisme LGBT. Et aux élections, le président et ses alliés usent jusqu’à la corde l’argument du danger que représente la pensée « gay » et « trans » pour galvaniser l’électorat conservateur.
Lors de la dernière présidentielle, Recep Tayyip Erdogan n’a pas hésité à qualifier les personnes LGBT de menace pour la société. Son ministre de l’intérieur de l’époque est même allé plus loin en affirmant que les droits des homosexuels entraîneraient « le mariage des humains et des animaux ». Un propos qui ne figure encore dans aucune série ni documentaire.
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Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)