Depuis des semaines, les hauts magistrats de la Cour constitutionnelle et de la Cour de cassation s’affrontent sur le sort réservé à un opposant emprisonné, Can Atalay, élu député alors qu’il était derrière les barreaux.
Le 17 novembre 2023, Nicolas Bourcier, Le Monde.
Le spectacle qu’offre ces jours-ci la justice turque a de quoi sidérer. Coup sur coup, la notion de droit et d’équité, si tant est qu’elle ait jamais existé, s’est brutalement effacée au profit du « discrétionnaire », voire de l’arbitraire administratif. Il y a d’abord la libération, mercredi 15 novembre, de Ogün Samast, l’assassin du journaliste Hrant Dink, fondateur du journal Agos, publié en turc et en arménien. Incarcéré depuis seize ans, après un procès entaché d’irrégularités et qui a vu dix-sept de ses coaccusés acquittés et aucun des commanditaires inquiétés, le détenu a obtenu une réduction de peine pour bonne conduite. Une libération anticipée jugée par beaucoup scandaleuse alors que de nombreux responsables politiques, militants des droits humains et journalistes croupissent en prison pour leurs déclarations ou leurs écrits.
Et puis, il y a cette controverse inédite entre deux éminentes institutions judiciaires, la Cour de cassation, la plus haute cour d’appel du pays, et la Cour constitutionnelle, qui étale au grand jour les divisions au sein du pouvoir. Depuis près de deux semaines, les hauts magistrats s’affrontent à coups d’invectives et de plainte pénale au sujet du sort réservé à un opposant emprisonné, Can Atalay, élu député (Parti des travailleurs de Turquie, TIP) en mai, alors qu’il était derrière les barreaux, condamné à dix-huit ans de réclusion.
L’affaire est révélatrice du naufrage d’un système biaisé, rattrapé par ses luttes intestines, et dans laquelle le chef de l’Etat, Recep Tayyip Erdogan, s’est impliqué personnellement, saisissant l’occasion de pousser son idée de nouvelle Constitution. Pour l’avocat et président de l’union des barreaux turcs, Erinç Sagkan, cet imbroglio « n’est pas une simple crise judiciaire, il s’agit d’une crise d’Etat et la violation manifeste de la Constitution par la justice ». Le nouveau chef du Parti républicain du peuple (CHP), la principale formation d’opposition, Özgür Özel, a dénoncé, lui, une « tentative de coup d’Etat ».
Plainte contre la Cour
De fait, cette bataille judiciaire est emblématique à plus d’un titre. Lorsque le 25 octobre, la Cour constitutionnelle ordonne la libération de Can Atalay, l’affaire prend une tournure toute particulière. Selon les hauts magistrats le « droit de voter et d’être élu » et le « droit à la sécurité et à la liberté » du député ont été violés. Incarcéré depuis plus d’un an, M. Atalay est accusé de « tentative de renversement de la République » pour sa participation aux manifestations du parc Gezi de 2013. Lui-même avocat, connu pour ses élans oratoires, il est, à 47 ans, l’un des sept accusés condamnés en même temps que le mécène Osman Kavala, sous le coup d’une « perpétuité aggravée ».
Peu avant les élections générales de mai, la commission électorale avait autorisé M. Atalay à se présenter depuis sa prison en tant que candidat du TIP, une formation de gauche. Une fois élu représentant de la province de Hatay (Sud), l’avocat a demandé sa libération du fait qu’il bénéficiait désormais de l’immunité selon l’article 83 de la Constitution. Une requête rejetée le 13 juillet par la 3e chambre pénale de la Cour de cassation, avant l’appel interjeté devant la Cour constitutionnelle.
Dans les jours qui ont suivi la décision des hauts magistrats de libérer Can Atalay, le tribunal pénal d’Istanbul, auquel est rattachée l’affaire, s’est, à son tour, opposé à la décision des juges, renvoyant le dossier devant la Cour de cassation et arguant que l’arrêt de la Cour constitutionnelle n’avait aucun rapport avec le verdict du tribunal. Le 8 novembre, la Cour de cassation écarte à son tour toute libération et dépose même une plainte pénale contre les juges de la Cour constitutionnelle.
« Problème systémique »
Le coup de force est payant. Il bloque la procédure. Les juristes et l’opposition ont beau rappeler le caractère « définitif »des décisions de la Cour constitutionnelle, d’après l’article 153 de la Constitution, brandissant l’extrait qui stipule on ne peut plus clairement le principe : « Les décisions de la Cour constitutionnelle sont (…) contraignantes pour les organes législatifs, exécutifs et judiciaires, pour les autorités administratives ainsi que pour les personnes physiques et morales. » Rien n’y fait.
Pour les juges de cassation, la haute cour a outrepassé ses « limites constitutionnelles et juridiques », inversant « la jurisprudence établie » développée par les tribunaux et « entraîné le système juridique dans le chaos ». Objet de ce courroux : le pouvoir donné à la Cour constitutionnelle de statuer sur les cas individuels, une prérogative introduite, en 2012 – ironie du sort – par le gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP), dirigé alors par le premier ministre de l’époque, Recep Tayyip Erdogan. « Ce recours individuel, que l’on espérait être un outil pratique pour résoudre les problèmes structurels du système judiciaire turc, a fait des ravages et est devenu un problème systémique qui affaiblit l’ensemble », ont justifié les magistrats.
Un avis partagé par le chef de l’Etat qui, le 10 novembre, a déclaré : « Personne ne peut mettre de côté une décision de la Cour de cassation, qui est une haute juridiction. Malheureusement, à ce stade, la Cour constitutionnelle commet de nombreuses erreurs. Cette situation nous attriste sérieusement. » L’allié du gouvernement, l’ultranationaliste d’extrême droite Devlet Bahçeli, leader du Parti d’action nationaliste (MHP) a exigé la refonte ou la suppression pure et simple de la Cour constitutionnelle.
Querelle de longue date
Le bras de fer est d’autant plus intense que le flou persiste sur la sortie de crise. Les avocats de Can Atalay ont annoncé qu’ils allaient à nouveau faire appel. Le président de la Cour constitutionnelle, Zühtü Arslan, en poste depuis 2015, n’a pour l’heure émis aucun commentaire.
Selon l’ancien journaliste du quotidien Cumhuriyet Alican Uludag, aujourd’hui au service turc de la chaîne allemande internationale, Deutsche Welle, le conflit entre les deux plus hautes juridictions du pays n’est que le signe visible d’une querelle de longue date entre deux composantes de la coalition gouvernementale. D’un côté, les magistrats de la Cour de cassation, proches majoritairement ou affiliés au MHP ; de l’autre, les juges de la Cour constitutionnels, membres ou liés à la confrérie religieuse Iskenderpasa. Cette dernière a longtemps constitué le noyau dur de l’AKP et formé, entre autres, des figures marquantes de la politique turque comme Necmettin Erbakan (1926-2011), père spirituel d’Erdogan, ou l’ex-premier ministre Turgut Özal (1927-1993).
Deux épisodes récents, souligne le journaliste, ont également contribué à envenimer les relations entre les deux instances. En février, le candidat du président Erdogan au poste de président de la Cour constitutionnelle a été retoqué par ses pairs, ouvrant la voie à un troisième mandat de Zühtü Arslan. En octobre, la même Cour a refusé l’augmentation des salaires des magistrats de la Cour de cassation. De quoi aiguiser la rivalité.