Zikrullah Kömürcü ne voit plus la pluie du même oeil depuis son village natal d’Abdullahhoca, dans la province turque de Rize, dont les montagnes à thé sont devenues le théâtre de glissements de terrain à répétition.
Corse Matin, le 23 mai 2024, par AFP
Le 25 août à l’aube, sous un déluge, un champ de thé a dévalé jusque dans sa cuisine après avoir détruit une petite bâtisse dominant la sienne, par chance vide cette nuit-là.
« C’est un miracle que personne ne soit mort », répète neuf mois plus tard le sexagénaire, devant sa maison aux murs gris encore mouchetés de terre, au-dessus de laquelle un pylône électrique continue de pencher dangereusement.
La province de Rize (nord-est), un entrelacs de montagnes surplombant la mer Noire et arrosées par plus de 2.200 mm de précipitations chaque année – près du double de la moyenne irlandaise -, a vu les glissements de terrain se multiplier au cours des dernières décennies.
Selon l’Agence gouvernementale de gestion des catastrophes (Afad), 355 glissements de terrain « sérieux » y ont affecté des habitations en 2023.
Et ces catastrophes pourraient devenir plus fréquentes encore, les experts soulignant que le réchauffement climatique, qui accroît la température de la mer Noire, rend les pluies plus violentes dans cette région, mettant les sols sous pression.
– « Ils font fondre les sols » –
Hakan Yanbay, représentant provincial de la Chambre des ingénieurs géologues, déplore lui les « routes construites de manière incontrôlée » pour relier des hameaux éparpillés, très souvent construits à flanc de collines.
Ces routes affectent l’équilibre géologique de la province, dont le territoire est composé à plus de 80% de pentes abruptes, explique-t-il.
Redéroulant un siècle d’histoire de la région, il raconte aussi comment, sous l’impulsion de l’Etat, les champs de maïs et de choux et une partie des forêts ont été sacrifiés pour faire place au thé, plus rentable, « provoquant une érosion des sols » et une hausse des catastrophes.
Aucun glissement de terrain mortel n’a eu lieu à Rize depuis près de trois ans, mais le décès fin mars de trois ouvriers emportés par une avalanche de terre dans la province voisine de Trabzon, à 40 km d’Abdullahhoca, est venu rappeler aux habitants de Rize le souvenir douloureux des catastrophes naturelles qui ont tué plus de 130 des leurs depuis 1960.
« Nous allons prévenir les inondations et les glissements de terrain que nous subissons depuis des années dans notre région de la mer Noire », a promis fin avril le président Recep Tayyip Erdogan.
En 2021, après la mort de six villageois dans des crues torrentielles et des glissements de terrain, le chef de l’Etat s’était rendu à Rize, exhortant à ne plus construire de « bâtiments de cinq ou dix étages sur ces pentes ».
Le président turc avait pointé du doigt les plantations de thé, qui occupent 90% des terres agricoles de la province: « vous voyez ce que les engrais azotés font sur les champs de thé: ils font fondre les sols et les transforment en boue », avait-il tonné.
– « Catastrophes d’origine humaine » –
Trois ans plus tard, « aucune mesure sérieuse n’a été prise », affirme Tahsin Ocakli, seul député d’opposition de cette province acquise au président Erdogan, d’où la famille est originaire.
Pour M. Ocakli, qui demande la création d’une commission d’enquête parlementaire, « ces événements, qui se produisent désormais plusieurs fois par an, cessent d’être des catastrophes naturelles et deviennent des catastrophes d’origine humaine ».
La Chambre d’agriculture de Rize a alerté en février contre les engrais azotés vendus au rabais, susceptibles de fragiliser les sols. Mais des experts soulignent que les théiers constituent un problème en soi, avec des racines trop courtes pour stabiliser les sols.
Ces experts préconisent l’introduction d’arbres aux racines plus longues et gourmands en eau, comme le peuplier et l’eucalyptus.
Pour réduire les risques, les autorités ont commencé à construire des murs de soutènement en contrebas de champs et creuser des canaux de drainage pour limiter l’accumulation d’eau dans les sols.
À Abdullahhoca, un mur en béton de 1,50 m protège désormais la maison du neveu de Zikrullah Kömürcü, voisine de la sienne.
Zikrullah Kömürcü et son épouse Medine attendent qu’un mur similaire soit construit entre la leur et le champ de thé en surplomb.
« Désormais dès qu’il pleut on se demande si un nouveau glissement de terrain va se produire », confesse Medine Kömürcü. Ces nuits-là, dit-elle, « je ne dors plus, nous avons peur ».