En Turquie, Özgür Özel, l’apparatchik devenu opposant en chef/Nicolas Bourcier/LE MONDE

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Le dirigeant du Parti républicain du peuple, principale force d’opposition du pays, dénonce sans relâche la dérive autoritaire du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan. De nouvelles manifestations antigouvernementales sont prévues dimanche.

Le Monde, le 12 avril, 2025

Il est partout. Encore cette semaine, mercredi 9 avril, devant plusieurs dizaines de milliers de manifestants rassemblés sur la place de la mairie de Sisli, à Istanbul, venus protester contre l’incarcération, le 19 mars, du maire de la mégapole, Ekrem Imamoglu, il a cogné, avec les mots, et une froide efficacité, contre les dérives autoritaires et répressives du pouvoir turc.

De sa voix rauque et puissante, Özgür Özel, le chef du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), a accusé le président turc, Recep Tayyip Erdogan, d’être membre d’une « junte » qui a mené un « coup d’Etat » en arrêtant ainsi son principal adversaire. Le lendemain, jeudi, lors d’une cérémonie à Ankara, il a fustigé une justice aux ordres qui venait d’arrêter, le matin même, le journaliste d’investigation Timur Soykan, à qui il devait remettre un prix pour ses enquêtes. Encore le dimanche d’avant, à peine réélu à une écrasante majorité à la tête du CHP, principale force d’opposition du pays, il a appelé à des élections anticipées et lancé au chef de l’Etat, comme un insolent défi : « Si tu as le courage, présente-toi devant nous ! »

Changement de ton

A l’écouter ainsi, jour après jour, dans son flot de paroles et de critiques, on croirait qu’Özgür Özel est devenu le premier manifestant de Turquie, ou le dernier rempart d’une certaine idée et pratique de la politique. Un rôle et une stature qu’il s’est construits, patiemment et au fil des événements.

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Le discours d’Özgür Özel, au premier soir de protestation devant la mairie d’Istanbul, a d’ailleurs été plutôt fraîchement accueilli. Des manifestants n’ont pas hésité à crier des slogans contre le parti, quelques voix critiquant l’appel à la dispersion lancé très tôt dans la soirée alors que la colère était à son comble.

Et puis le lendemain, le ton a changé. Devant cette même mairie, face à un public toujours plus nombreux, le président du CHP a su trouver un registre plus personnel, plus direct. Pendant plus d’une heure, il a martelé que le peuple allait reprendre « tout ce que Tayyip lui a[vait] pris » au cours de ces vingt-deux années ininterrompues au pouvoir. Que cette foule se trouverait là « où il faudra être pour défendre le droit et la démocratie ». Et qu’à la fin, telle une évidence, « c’est le courage qui gagnera ». Lui tutoie le président, affirme même que le chef de l’Etat a jeté sa télécommande de rage quand il a vu, à la télévision, les milliers de personnes rassemblées spontanément dans les principales villes du pays. Aucun haut dirigeant politique ne parlait ainsi du pouvoir et de ses abus ces dernières années en Turquie.

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Pendant dix jours, tous les soirs, Özgür Özel a ainsi tenu le micro devant les manifestants, plusieurs dizaines voire centaines de milliers de personnes ; aucun chiffre n’est disponible. Il a dormi sur place, dans une chambre au premier étage de la mairie. A plusieurs reprises, il a parlé jusqu’à ce que les derniers manifestants se dispersent dans le calme, afin d’éviter les interventions brutales des policiers.

Surfant sur la vague de la contestation étudiante, il a appelé à soutenir le boycott à la consommation lancé depuis les campus d’Istanbul et d’Ankara. Son appel aux citoyens pour voter le 23 mars aux primaires présidentielles du CHP, avec Ekrem Imamoglu comme seul candidat, a mobilisé plus de 15 millions d’électeurs. Du jamais-vu.

« Je suis là où je veux être »

L’homme a changé. Lorsqu’il prend les rênes du parti, en 2023, après la énième défaite du CHP à la présidentielle, lui-même est encore peu connu du grand public. Originaire de Manisa, près d’Izmir, un bastion de l’opposition à Erdogan, député et ex-pharmacien âgé de 50 ans, Özgür Özel s’était alors surtout illustré auprès des militants pour avoir réagi rapidement après la catastrophe minière de Soma, en 2014, qui avait fait 301 morts. Il avait aussi, à plusieurs reprises, tenu tête à l’ancien ministre de l’intérieur, le redouté Süleyman Soylu.

Au congrès du parti il s’affirme comme le candidat du « changement ».Soutenu par le populaire maire d’Istanbul, il met en avant sa volonté de « remodeler la politique turque ». Il revendique même un droit d’inventaire pour son parti. Après la victoire éclatante du CHP aux municipales de mars 2024, qui dépasse pour la première fois, depuis son accession au pouvoir en 2022, le Parti de la justice et du développement (AKP), la formation du chef de l’Etat, Özgür Özel troque ses habits d’apparatchik un peu raide pour endosser le costume de leader de l’opposition.

Au cours de l’entretien accordé au Monde, à Istanbul, le 28 mars, il a affirmé vouloir « devenir ce dirigeant du CHP qui aura réussi à faire perdre Erdogan aux élections ». Pour lui-même, il dit sans barguigner : « Je suis là où je veux être. Plutôt que de me porter candidat à la présidentielle et d’avoir des objectifs de carrière, je me suis porté à la tête de cette lutte qui ramènera la démocratie en Turquie. »

Lorsque le président Erdogan a semblé jouer l’apaisement en mai 2024, Özgür Özel était venu en personne au siège de l’AKP, à Ankara. Les deux hommes se sont serré la main. Jamais, en huit ans, le chef de l’Etat ne s’était ainsi affiché avec le chef de file du principal parti de l’opposition. L’événement a alors été qualifié d’« historique » par l’opposition et les médias progouvernementaux. Avant de tomber dans l’oubli et d’être éclipsé par le virage autoritaire du pouvoir.

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« Au moment où j’ai tendu la main à Erdogan, nous avions une liste de revendications qui stipulait notamment la libération des prisonniers comme[le mécène arrêté en 2017, condamné en 2022 à la perpétuité] Osman Kavala et [le dirigeant prokurde incarcéré depuis 2016] Selahattin Demirtas. Nous demandions aussi de travailler ensemble pour redynamiser l’adhésion à l’Union européenne et augmenter les retraites et le salaire minimal. Lui a préféré le conflit », a-t-il regretté. Et d’ajouter, en apparence toujours aussi sûr de lui : « Cela nous donne un avantage moral en cette période de tensions, parce que tout le monde le sait : nous avons fait de notre mieux, contrairement aux dirigeants en place. »

La prochaine grande manifestation de soutien au maire incarcéré Ekrem Imamoglu devait avoir lieu dimanche, dans la ville portuaire de Samsun. « Là d’où Atatürk est parti pour sauver la Turquie » lors de la guerre d’indépendance (1919-1922), a précisé Özgür Özel. Lui a prévu de se faire, comme au premier jour de la mobilisation, le porte-voix de la contestation.

Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)

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