« A quatre mois de l’élection présidentielle, prévue le 14 mai, la coalition de six partis n’a toujours pas trouvé son candidat » rapporte Nicolas Bourcier et Angèle Pierre dans Le Monde du 25 janvier 2023.
Sur le papier, l’affaire était entendue. Vingt ans de règne sans partage de Recep Tayyip Erdogan et de son Parti de la justice et du développement (AKP) allaient finir par user l’incroyable résilience des Turcs. Avec une inflation oscillant entre 50 % et 85 % selon les mois, une monnaie en chute libre et des signes chaque jour un peu plus visibles d’un accroissement de la pauvreté, le temps semblait compté pour le président sortant, qui remettra son mandat en jeu lors de l’élection présidentielle prévue le 14 mai. Si on ajoute à cela la dérive autoritaire toujours plus prononcée du pouvoir et l’alliance de six partis de l’opposition rassemblés pour la première fois autour d’un agenda commun de démocratisation, l’épilogue allait de soi.
Seulement voilà, en Turquie, la politique n’est jamais linéaire. Après avoir dévissé dans les sondages au printemps, le chef de l’Etat a repris plus de sept points sur ses adversaires. La « table des six », la coalition anti-Erdogan, n’a toujours pas trouvé de dynamique porteuse, après dix mois de conciliabules. Contrairement aux élections municipales de 2019, quand elle s’était rassemblée contre les candidats de l’AKP et leurs alliés du Parti d’action nationaliste (MHP, extrême droite), « elle semble aujourd’hui se battre contre elle-même plutôt que contre le gouvernement », résume Murat Yetkin, ancien éditorialiste du journal Hürriyet, fin commentateur de la vie politique turque.
« Economie électoraliste »
Les obstacles se sont accumulés. Recep Tayyip Erdogan, maître de tous les leviers de l’Etat, a fait, une nouvelle fois, et comme avant chaque échéance électorale, un usage immodéré de la puissance publique. Le pouvoir judiciaire n’a eu de cesse de harceler ses opposants et les caisses de l’Etat ont été très largement mises à contribution. A l’automne, le président a promis la construction de 500 000 logements sociaux accessibles à des taux plus qu’attractifs. Près d’un demi-million de personnes employées comme vacataires dans la fonction publique ont été titularisées. Le salaire minimum a été revalorisé de 50 % fin décembre, soit la troisième augmentation en un an. Et plus de deux millions de travailleurs ont vu l’âge de leur retraite abaissé, sans qu’un des ténors de l’opposition n’y trouve à redire, ou presque.
« Quand on pose la question, personne n’est convaincu que l’opposition soit en mesure de rétablir l’économie », Özer Sencar, directeur de la société de sondages MetroPOLL
« Erdogan est en campagne depuis l’été dernier, souligne Özer Sencar, le directeur de la société de sondages MetroPOLL. Il met en application une économie électoraliste. Il utilise les ressources publiques, qui existent ou non, pour distribuer des avantages aux électeurs. En ce moment, il y en a pour tout le monde. Erdogan est certes très affaibli au vu de la situation du pays, mais quand on pose la question, personne n’est convaincu que l’opposition soit en mesure de rétablir l’économie. »
Lire aussi la tribune : « La Turquie est plus grande et plus respectable qu’Erdogan, son président autoritaire »
Depuis, le doute s’est également installé sur la capacité de l’opposition à adopter une stratégie pour affronter le président sortant. La table des six, qui est emmenée par la principale formation de l’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP, gauche nationaliste), n’a pas su se mettre d’accord sur un candidat. Kemal Kiliçdaroglu, 74 ans, le chef du CHP, surnommé un temps le « Gandhi turc » par ses partisans, semble déterminé à se présenter. Mais sa candidature se heurte à plusieurs écueils de taille : non seulement sa cote dans les sondages ne décolle pas, mais l’ambition du leader du parti fondé par Mustafa Kemal Atatürk se voit contrariée, jusqu’à ce jour, par l’opposition de Meral Aksener, l’égérie du Bon Parti (Iyi Parti, droite nationaliste et laïque), deuxième formation de la table des six. L’ancienne ministre de l’intérieur cache difficilement le soutien qu’elle apporte aux autres postulants potentiels, mieux placés dans les enquêtes d’opinion.
Kemal Kiliçdaroglu est connu pour ses capacités de gestionnaire et d’habile négociateur. Les victoires municipales de 2019 sont d’ailleurs à mettre à son crédit. Il manque toutefois de charisme et d’entrain, comme le notent tous les observateurs, surtout face à une bête politique telle que le président sortant.
Un « bon faiseur de roi »
Adepte d’une politique des petits pas, axant quasi systématiquement son discours sur la justice et la lutte contre la corruption, il a été plusieurs fois critiqué par M. Erdogan pour avoir masqué son appartenance à la religion des alévis, une branche hétérodoxe de l’islam particulièrement méprisée par les sunnites conservateurs et l’extrême droite. « Kiliçdaroglu a réussi à rassembler différentes familles politiques », reconnaît Berk Esen, professeur de sciences politiques à l’université Sabanci, à Istanbul, avant d’ajouter : « Il est un bon faiseur de roi, mais pas un roi. »
D’après les sondages, deux autres figures du CHP sont bien mieux placées pour battre le chef de l’Etat. Mais là encore, tous deux ont leurs points faibles. Le charismatique maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu, 52 ans, celui-là même qui a repris des mains de l’AKP la capitale économique du pays, a été condamné, le 14 décembre, pour « insulte » (il avait qualifié d’ « idiots » ceux qui avaient annulé sa première élection, remportée à nouveau trois mois plus tard) à deux ans et sept mois de prison. L’édile a fait appel, mais la décision des juges peut tomber à n’importe quel moment de la campagne. Selon des avocats, Imamoglu pourrait se présenter avec un suppléant qui le remplacerait au cas où la condamnation serait confirmée, mais la manœuvre est pour le moins risquée.
Lire aussi : En Turquie, l’opposition contrainte à la riposte après la condamnation du maire d’Istanbul, potentiel rival d’Erdogan
Le maire d’Ankara, Mansur Yavas était lui aussi donné comme favori contre le chef de l’Etat d’après les sondages. Transfuge du MHP (extrême droite) et représentant de l’aile la plus nationaliste du CHP, il fait figure de repoussoir pour une majorité de l’électorat kurde et notamment le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche pro-kurde) qui, avec ses 6 millions de voix, joue un rôle déterminant. Salué pour sa gestion de la capitale, Ankara, il a mis fin au suspense dimanche 22 janvier, en appelant de ses vœux la victoire de Kemal Kiliçdaroglu.
Marginalisation du mouvement kurde
Pour l’heure, les négociations entre la table des six et le HDP – leader d’une autre coalition d’opposition dite du Travail et de la liberté – sont au point mort. Le travail de marginalisation méthodique du mouvement kurde par le pouvoir a essaimé bien au-delà des rangs de la coalition AKP-MHP, au point de le rendre progressivement infréquentable. Les formules nationalistes font écho au sein du parti Iyi, qui a menacé de quitter la coalition si cette formation de gauche venait à les rejoindre. A plusieurs reprises, Kemal Kiliçdaroglu a, lui, esquissé quelques gestes timides en direction du HDP, crédité de 11 % à 12 % des votes. Insuffisant, a estimé la direction du parti prokurde qui reproche à la coalition de ne pas avoir entrepris ne serait-ce qu’un groupe de travail afin d’évoquer le report des voix en cas de second tour.
Lire aussi : En Turquie, le président Erdogan réprime toujours plus ses opposants
Le HDP lui-même est menacé d’interdiction. Mercredi 18 janvier, un procureur a envoyé un acte d’accusation à la Cour constitutionnelle demandant la tenue d’un procès pour réclamer sa fermeture pour activités « terroristes ». Là encore, le parti a fait appel. En attendant une réponse des juges, le HDP a d’ores et déjà fait savoir qu’il nommerait son propre candidat pour la présidentielle, une décision révélatrice de la mésentente avec la principale alliance d’opposition.
L’annonce du candidat de la table des six devrait avoir lieu le 15 février. Il, ou elle, aura alors trois mois avant le premier tour d’une élection qui s’annonce cruciale pour l’avenir du pays.
Le Monde, 25 janvier 2023, Nicolas Bourcier et Angèle Pierre, Photo/Adem Altan/AFP