« A Istanbul et dans d’autres grandes villes turques, des centaines d’étudiants se mobilisent pour dénoncer leurs conditions de vie et inciter les autorités à agir » explique Sasha Loizot, Istanbul correspondante de Le Monde.
La nuit vient de tomber à Istanbul, vendredi 24 septembre. Sur les marches de la petite place, devant la mosquée de l’arrondissement de Sisli, sur la rive européenne, ils sont une vingtaine d’étudiants rassemblés pour un cinquième jour de veille. Plusieurs camarades passent leur apporter du thé et quelques biscuits pour tenir jusqu’au matin. Aucune banderole n’est affichée, pas d’affiliation politique revendiquée, mais un seul message : « Nous ne pouvons pas nous loger. »
« Cela fait longtemps que le problème se pose »,explique Kemal, 23 ans, un des étudiants à l’origine de la mobilisation. « Aujourd’hui, c’est devenu impossible de trouver un logement (…) alors nous avons décidé de manifester en allant dormir dans la rue. » A peine lancé, l’appel de Kemal et de ses amis a reçu un accueil retentissant sur les réseaux sociaux. Des centaines d’étudiants se mobilisent désormais à Istanbul, Ankara, Izmir, Diyarbakir et d’autres villes de province. Chaque soir, ils se retrouvent en place publique pour dénoncer leurs conditions de vie et inciter les autorités à agir.
Explosion du prix des loyers
L’initiative, qui met directement en question les orientations de la politique gouvernementale, n’est pas sans rappeler le mouvement étudiant du début de l’année. Les étudiants de la prestigieuse université du Bosphore, à Istanbul, s’étaient alors mobilisés contre la nomination d’un recteur proche du pouvoir. Le gouvernement, lui, ne s’était pas engagé à considérer les étudiants comme des interlocuteurs.
Lire aussi Erdogan veut mettre au pas l’université du Bosphore, à Istanbul
« La Turquie est le pays qui dispose du plus grand nombre de lits et de résidences universitaires publiques, a déclaré le président Recep Tayyip Erdogan, en début de semaine, à la sortie d’un conseil des ministres. Ceux qui dorment dans les parcs, les jardins et sur les bancs ces derniers jours n’ont rien à voir avec des étudiants, je vous le dis très clairement. Ces soi-disant étudiants ne sont qu’une nouvelle version de ceux qui étaient à Gezi [manifestations antigouvernementales de 2013]. »
Le prix des loyers dans les grandes villes a explosé ces derniers mois et nombre d’étudiants se retrouvent sans logement à quelques jours à peine de la rentrée universitaire. Kemal, lui, vivait dans le quartier d’Usküdar, sur la rive asiatique du Bosphore, avec cinq colocataires. Pour payer sa part des 2 000 livres turques (200 euros) de loyer, il a trouvé un petit boulot en parallèle de ces études : « Au bout d’un moment, j’ai arrêté d’aller à l’université, car je devais travailler. Mes priorités ont changé par la force des choses. J’essayais d’obtenir mon diplôme malgré tout, mais je n’ai pas réussi. »
Faute de revenu régulier, il a dû quitter son appartement et a préféré changer d’université pour aller à Kocaeli, une ville de province, à 80 kilomètres du centre d’Istanbul. « Tous mes rêves sont partis en fumée », conclut-il, sans que sa déception entame sa détermination à poursuivre le combat. « Si nous ne trouvons pas de maison, nous ferons des étoiles notre toit et de nos sacs à dos nos oreillers », affichent-ils comme slogan : une formulation poétique qui a ému les rangs de l’opposition. Lundi 27 septembre, l’intervention des forces de police s’est soldée par une cinquantaine de gardes à vue à Istanbul et Izmir. Les étudiants ont été rapidement libérés et promettent de poursuivre le mouvement.
La Turquie compte 8 millions d’étudiants mais ne dispose que de 719 000 places en résidence universitaire. La colocation pourrait être une solution viable pour beaucoup d’entre eux si les prix des loyers dans les grandes villes n’avaient pas explosé : « Depuis un an, et tout particulièrement ces cinq derniers mois, les loyers à Istanbul ont augmenté de 35 % à 40 % en moyenne. Mais on enregistre une augmentation de 100 à 150 % dans certains quartiers »,confirme Nizamettin Asa, président de la chambre professionnelle des agents immobiliers d’Istanbul.
« Seuil de la faim »
« Une de nos principales demandes, c’est l’augmentation des bourses, explique Hüseyin Arif, 21 ans, en deuxième année au département d’histoire de l’université du Bosphore. Elles sont de 650 livres turques pour l’instant [65 euros]. Je connais beaucoup de gens qui n’ont que ça, mais c’est impossible de vivre avec si peu d’argent. »
L’inflation galopante continue en effet de réduire les portions quotidiennes de nourriture dans les ménages les plus modestes du pays. Pour rendre compte de cette réalité, municipalités et syndicats utilisent désormais comme donnée de référence le « seuil de la faim » et non plus uniquement le seuil de pauvreté : la confédération ouvrière Türk-Is estime ainsi en septembre 2021 qu’une famille de quatre personnes se trouverait en insécurité alimentaire en dessous de 3 049 livres turques, une somme supérieure au salaire minimum.
Aussi, la situation des étudiants souligne la gravité de la crise économique que traverse le pays ainsi que l’impasse dans laquelle se trouve aujourd’hui la jeunesse turque. Avec un taux de chômage qui avoisine les 26 % chez les jeunes, d’après les statistiques officielles, l’avenir est incertain et nombreux sont ceux qui partent tenter leur chance à l’étranger quand ils en ont les moyens.
« Il y a un climat de peur qui règne, mais il s’est fissuré avec les manifestations de l’université du Bosphore. Même si nous ne sommes que 200 ou 300 aujourd’hui, ceux qui sont au pouvoir savent parfaitement que nous représentons beaucoup plus de personnes. Ils savent aussi très bien que ce sont eux les responsables de cette situation », assure Hüseyin Arif. En une semaine, les organisateurs de la mobilisation ont reçu près de 1 000 formulaires remplis d’étudiants de tout le pays racontant la précarité de leur situation. Un lien disponible sur leur compte Instagram invitait les étudiants à faire part de leur situation personnelle pour évaluer les besoins dans l’ensemble du pays.
Lire aussi En Turquie, la colère d’une jeunesse qui n’a rien connu d’autre qu’Erdogan
La jeunesse turque née dans les années 2000 n’a connu que le pouvoir de l’AKP. Friande de réseaux sociaux, elle est très connectée et ouverte sur le monde. Cette « génération Z », selon l’expression largement utilisée en Turquie pour la désigner, fait l’objet de spéculations récurrentes dans l’espace public et intéresse tout particulièrement les partis politiques. Représentant 7 millions d’électeurs, elle est appelée à constituer un réservoir de voix décisif lors des élections législatives et présidentielle de 2023, l’année du centenaire de la République turque.
Sasha Loizot(Istanbul, correspondance)