Libération a publié un reportage à Mersin le 1è mars 2023. « Trois semaines après le terrible séisme du 6 février, la ville de Mersin accueille plus de 400 000 sinistrés, venus en majorité d’Antioche. Un afflux qui met en lumière la solidarité des habitants mais fait bondir les prix de l’immobilier.
Avec son soleil éclatant et ses longues allées bordées de palmiers et d’orangers, la ville turque de Mersin dégage, en cette fin février, un faux air d’insouciance. Pourtant, si cette cité portuaire bordée par la Méditerranée a été épargnée par le terrible séisme du 6 février, elle en subit de plein fouet le contrecoup. Dans les deux semaines qui ont suivi la catastrophe, Mersin a vu débarquer plus de 400 000 rescapés en provenance des zones sinistrées, selon une estimation de la municipalité, conduite sur la base de la quantité d’eau consommée par la ville. Cette métropole de près de 2 millions d’habitants, en temps normal, est devenue le principal point de chute des déplacés de la catastrophe, dont l’ONU évalue le nombre total en Turquie à 1,5 million.
Parmi eux, beaucoup sont à l’hôtel, d’autres réfugiés chez des proches. A l’instar d’Ahmet Rende, 62 ans, qui a élu domicile chez sa belle-sœur avec son épouse et son fils. La famille est regroupée dans un appartement situé au huitième étage d’un immeuble d’un quartier résidentiel de Mersin. «On a quitté Antioche dix jours après le séisme car on devait d’abord s’occuper de nos défunts, explique ce chauffeur à la retraite, qui a perdu sa belle-mère et un cousin. On ne veut pas rester ici éternellement, on pense peut-être s’installer dans un village et emménager dans un mobile home.»
Russes et Ukraniniens. Bond des loyers
Necati, 64 ans, également rescapé d’Antioche, loge, lui, chez sa sœur avec son épouse Saadet, 48 ans. Le couple avait initialement prévu de louer un appartement à Mersin, mais y a vite renoncé. «On cherche tous les jours, mais on ne trouve rien, car on n’a pas les ressources financières. Les propriétaires veulent louer soit à l’année, soit avec des loyers très chers», déplore Necati, ouvrier à la retraite.
Avant le séisme, Mersin faisait déjà face à une grave crise du logement. La construction d’une centrale nucléaire non loin de la ville, fruit d’un partenariat russo-turc, a attiré plusieurs milliers de travailleurs russes au cours des dernières années. A ceux-ci se sont ajoutés de nombreux autres Russes ainsi que des Ukrainiens, qui ont fui l’invasion de l’Ukraine et ses multiples répercussions. Depuis le séisme, les loyers de la ville auraient doublé voire triplé dans certains quartiers, selon la chambre des agents immobiliers de Mersin.
Face à cet afflux soudain de rescapés, la municipalité, dirigée par la principale formation d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), a ouvert une dizaine de lieux d’hébergement. Y sont fournis des produits de première nécessité ainsi qu’une assistance médicale et psychologique. Comme dans ce palais des congrès situé à l’est de la ville, qui abrite près de 400 déplacés dans un campement modulaire. Des toilettes et des douches mobiles y ont également été installées. «Ça ne peut pas durer comme ça, souffle Sanem, 37 ans, une rescapée d’Antioche assise sur une chaîne en plastique à l’entrée du campement. On dort tous au même endroit, on mange au même endroit et on utilise les mêmes toilettes. On va finir par attraper des maladies.»
Esencan, elle, est arrivée d’Antioche près d’une semaine après le séisme, en compagnie de sa fille de 22 ans. Audiométriste de formation, cette femme de 46 ans gérait une clinique d’appareils auditifs dans le centre-ville d’Antioche avant qu’elle ne soit rasée par les secousses. «J’avais contracté un prêt pour pouvoir acheter cette clinique, et je suis une mère célibataire, alors je suis très inquiète pour l’avenir. Je ne sais pas comment je vais m’en sortir», lâche-t-elle d’une voix faible. Désormais, Esencan loge dans une résidence universitaire que la municipalité de Mersin a mise à disposition pour 400 déplacés. L’audiométriste y partage une chambre avec sa fille et trois autres personnes.
«Je pense que nous avons su répondre à cette crise de manière très rapide et efficace, se félicite Kemal Zorlu, un géologue à la tête d’une unité de la municipalité de Mersin dédiée à l’environnement, et qui supervise la prise en charge des déplacés. En revanche, ce n’est pas soutenable. L’infrastructure de la ville n’est pas adaptée à cette nouvelle population. A terme, nos services vont être saturés. Il est impératif que les déplacés puissent retourner dans leurs régions une fois qu’elles seront reconstruites.»
Chrétiens orthodoxes
C’est le cas de Gazel Cur, un joaillier de 44 ans, arrivé à Mersin dix jours après le tremblement de terre avec son épouse et leur fils autiste, âgé de 7 ans. «J’avais une bonne situation avant cette catastrophe. En parallèle de mes activités professionnelles, je faisais du journalisme sportif depuis peu, glisse-t-il. Aujourd’hui, il ne me reste plus rien. Heureusement, il y a Dieu et Jésus.» Comme beaucoup d’autres rescapés, Gazel prévient d’emblée qu’il ne restera pas à Mersin. «Dès que l’Etat aura reconstruit nos églises et nos maisons, nous retournerons à Antioche», insiste-t-il. Ahmet Rende, lui, craint «de ne plus reconnaître» sa ville après la reconstruction qui s’engage car il «ne fait pas confiance» aux autorités. Pour autant, il n’a pas l’intention de «l’abandonner». «Ça serait comme une trahison», conclut-il.
A quelques centaines de mètres du centre historique, l’église orthodoxe de Mersin a également été reconvertie en campement de circonstance. Tous les moyens de la communauté ont été mobilisés pour les rescapés venus de la province de Hatay. «Nous avons établi un système d’accueil volontaire, explique le père Ispir Coskun Teymur. Il y a près de 300 familles chrétiennes orthodoxes à Mersin. Chacune d’entre elles héberge des déplacés.» A l’église, des repas sont servis tous les midis et tous les soirs, des vêtements de rechange distribués. En attendant d’être relogés chez l’habitant, une trentaine de rescapés dorment encore sur des matelas étalés sur le sol dans le salon de l’édifice. »
Killian Cogan Envoyé spécial à Mersin, photos Sefa Eyol