Le président du Parti républicain du peuple, la principale formation d’opposition du pays, a été déchu de son mandat après treize ans à sa tête.
Le 5 Novembre, 2023, Nicolas Bourcier, Le Monde.
La Turquie a ouvert, dimanche 5 novembre, tôt dans la nuit, une nouvelle page de son histoire récente : une page sans Kemal Kiliçdaroglu. Agé de 74 ans, le président du Parti républicain du peuple (CHP), la principale formation d’opposition du pays, a été déchu de son mandat après une longue journée de débats et un vote houleux des délégués du parti rassemblés à Ankara pour leur congrès annuel.
Treize ans après avoir pris les rênes de la formation créée par Atatürk, le fondateur de la République, l’homme que l’on a longtemps surnommé « l’anti-Recep Tayyip Erdogan » pour son ton optimiste et bienveillant, soucieux de rapprocher plutôt que de diviser, paie au prix fort sa défaite électorale au second tour de la présidentielle, en mai, face à l’indéboulonnable président, mais aussi son refus d’admettre, depuis, son échec, et de laisser la place à une nouvelle génération de dirigeants.
« Remodeler la politique turque »
Au congrès, les délégués ont voté, après deux tours, en faveur d’Ozgür Ozel, 49 ans, député, ancien pharmacien et encore peu connu du grand public. Originaire de la ville de Manisa, près d’Izmir, un bastion de l’opposition à Erdogan, celui qui s’est présenté comme le candidat du « changement » a remporté, vers 2 heures du matin, le scrutin final, par 812 voix, contre 536 pour son adversaire. Soutenu par le populaire maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, il a mis en avant, lors de son intervention devant les délégués, sa volonté de « remodeler la politique turque ». Interrompu bruyamment par les partisans du chef de file sortant, ce qui nécessité l’intervention d’Imamoglu, Ozgür Ozel a dit « refuser de faire comme si de rien n’était après les élections perdues et ne pas assumer la responsabilité de cette lourde défaite [à la présidentielle] ».
Très remonté, lui aussi, Kemal Kiliçdaroglu a affirmé, de son côté, avoir « dû se présenter aux élections avec des poignards dans le dos », une allusion aux tensions internes au bloc des six partis d’opposition qu’il a rassemblés avant la présidentielle, mais aussi aux tiraillements sur sa candidature au sein même de son propre parti. « Nous avons vu du feu et de la trahison, a-t-il regretté. A peine les élections terminées, et avant même d’avoir pu respirer, les discussions sur le changement ont surgi. »
Amer, Kemal Kiliçdaroglu a également tenu à répondre aux critiques croissantes, après son échec, sur son virage ultranationaliste entre les deux tours, où il s’était lancé dans une soudaine surenchère anti-immigrés : « Ceux qui disent que le parti s’est déplacé vers la droite, ne savent pas ce qu’est la droite ou la gauche. Je le répète, le CHP est le parti du peuple, vous connaissez mon parcours. » Comme son adversaire du soir, il a salué avec insistance plusieurs personnalités emprisonnées par le pouvoir actuel, dont le dirigeant kurde Selahattin Demirtas et le philanthrope Osman Kavala.
Cette défaite du candidat malheureux aux élections de mai signe, au-delà des erreurs de sa propre campagne, l’échec de l’opposition turque tout entière. La présidentielle et les législatives ont eu lieu dans un contexte de grave crise économique et inflationniste que les analystes ont quasi unanimement imputée aux décisions politiques peu orthodoxes imposées par le président Erdogan. Malgré le fait que Kemal Kiliçdaroglu ait réussi à réunir et à tenir à bout de bras une alliance extrêmement diverse et unique en son genre, comprenant à la fois des nationalistes de droite, des socialistes de gauche et des Kurdes, la sauce n’a pas pris. Pas suffisamment en tout cas pour écarter le président, à la tête du pays depuis plus de deux décennies.
Dissensions, crises, coups de théâtre : l’opposition s’est montrée incapable de présenter un front uni et de proposer une alternance crédible. Le contrôle des principaux médias, la mainmise sur la police et l’appareil judiciaire par le pouvoir ont fait le reste. D’autant que le président Erdogan est parvenu à consolider son contrôle des organes représentatifs grâce au soutien de groupes islamiques et ultranationalistes.
Faits d’armes
A charge désormais, pour le nouveau président du CHP, Ozgür Ozel, de démontrer ses qualités de rassembleur et sa capacité à maintenir ses liens avec la base. Considéré par de nombreux commentateurs comme plus à gauche et réformiste que son prédécesseur, moins lié aussi à l’establishment politique, il serait déjà en négociation avec les deux autres principaux partis de l’opposition, le Hedep (anciennement HDP, gauche prokurde) et les nationalistes du Bon Parti (Iyi Parti).
Connu pour avoir gravi les échelons de la formation kémaliste un à un, Ozgür Ozel s’est surtout fait connaître auprès des militants pour avoir été prompt à réagir après la catastrophe minière de Soma, en 2014, qui avait fait 301 morts et bouleversé le pays. Il avait également tenu tête à plusieurs reprises à l’ancien ministre de l’intérieur d’Erdogan, le redouté Süleyman Soylu. Deux faits d’armes qui lui ont valu le soutien de ses pairs et d’une partie de l’opinion publique. Mais il en faudra beaucoup plus pour réussir là où son prédécesseur a échoué après tant d’années.