Le leader du Parti républicain du peuple (CHP), Kemal Kiliçdaroglu, a été désigné par une large coalition de six mouvements, de la gauche à la droite nationaliste. Il défiera un président au pouvoir depuis vingt ans, affaibli par le séisme du 6 février. Angèle Pierre et Nicolas Bourcier rapporte dans Le Monde du 7 mars 2023.
En endossant l’habit du candidat de l’opposition à la présidentielle turque, lundi 6 mars, après des mois de tractations, de conciliabules et même de psychodrames ces derniers jours, Kemal Kiliçdaroglu a pu éprouver plusieurs gammes de sensations, parmi lesquelles le plaisir discret d’une nette revanche.
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Attaqué et critiqué de toute part par l’égérie de la droite nationaliste Meral Aksener, membre pourtant intégrante de la coalition d’opposition qu’il a su porter à bout de bras depuis un an, le leader du Parti républicain du peuple (CHP), la formation créée par Atatürk, fondateur de la République, a réussi à rassembler six mouvements autour de son nom, un tour de force dont peu d’hommes politiques peuvent se targuer.
Dans un revirement de dernière minute dont la vie politique turque a le secret, un compromis a donc été trouvé, lundi, à Ankara, entre la remuante présidente du Bon Parti et les cinq autres formations de cette coalition appelée l’Alliance du peuple, également baptisée la « Table des Six ». Kemal Kiliçdaroglu, président du principal parti d’opposition au Parti de la justice et du développement (AKP), sera donc en lice, le 14 mai, face à l’indéboulonnable président Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis vingt ans.
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« Notre table est celle de la paix et de la fraternité. Notre objectif supérieur est de porter la Turquie vers des jours prospères, paisibles et joyeux. En tant qu’Alliance nationale, nous gouvernerons la Turquie par la consultation et le consensus », a promis le candidat, en précisant que les présidents des autres partis de la coalition assureraient des fonctions de vice-présidents pendant la période de transition. « Nous redonnerons au peuple ce qui a été volé au peuple (…). Je ne suis pas le candidat, le candidat, c’est nous tous », a-t-il ensuite lancé devant le siège de son mouvement, sous les acclamations, entouré d’Ekrem Imamoglu et de Mansur Yavas, les deux populaires maires respectivement d’Istanbul et d’Ankara.
« Mobiliser un maximum d’électeurs »
Meral Aksener, elle, est finalement revenue à la table des négociations après avoir créé la surprise, vendredi, en s’opposant vertement à la candidature de Kemal Kiliçdaroglu. « Cette alliance ne permet plus de discuter de manière concertée des candidats potentiels : elle s’est transformée en bureau de notaire qui travaille à l’approbation d’un seul candidat », avait-elle dénoncé. La déclaration, rapidement interprétée comme un sabotage de la « Table des Six », avait provoqué la consternation au sein de l’opposition, qui peinait déjà à présenter une image d’unité et n’a cessé de repousser la date de l’annonce du nom de son candidat commun. Plusieurs membres de son parti, pris au dépourvu et déçus, ont choisi de jeter l’éponge.
Tout le week-end a été rythmé par un tourbillon de virulentes critiques et de spéculations sur la prise de position de Meral Aksener. « Cette déclaration était si inattendue et injustifiée d’un point de vue politique qu’il n’est pas étonnant qu’elle ait donné lieu à des spéculations sur la potentielle influence de l’Etat profond », analyse Seren Selvin Korkmaz, politologue et directrice générale de l’institut de recherche IstanPol. L’expression désigne des réseaux d’influence informels concentrés au sein des institutions sécuritaires de l’Etat.
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La crispation n’était pas nouvelle. La présidente de la deuxième force de la coalition, créditée d’environ 12 % à 15 % des intentions de vote, affiche depuis plusieurs mois des réticences face à la candidature du leader du CHP, dont elle craint la défaite.
Elle n’a pas hésité à manifester sa proximité avec d’autres figures politiques populaires du CHP que les enquêtes donnaient largement gagnantes face à Recep Tayyip Erdogan pour l’élection présidentielle : Mansur Yavas, originaire de la même formation politique d’extrême droite du MHP, ainsi que le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, qu’elle a ouvertement soutenu au soir de sa condamnation à plus de deux ans et demi de prison pour « insulte » à des représentants de l’Etat, le 14 décembre 2022.
En les intégrant officiellement à son cercle de proches conseillers, le candidat du CHP est parvenu à convaincre la leader du Bon Parti de revenir sur ses déclarations. « Grâce à cette formule, le Bon Parti a obtenu ce qu’il voulait et le Parti républicain du peuple n’a pas reculé. C’est une formule qui va permettre de mobiliser un maximum d’électeurs et cela augmente les chances de l’opposition de l’emporter à la présidentielle. Ils ont trouvé la meilleure solution », assure Seren Selvin Korkmaz.
Le maintien du scrutin apparaît techniquement périlleux
Après ces derniers rebondissements, la méfiance s’est pourtant encore un peu plus installée au sein de l’opposition. Toutefois, l’équipe désormais en place pour les prochains scrutins présidentiel et législatif a désormais le potentiel de réunir un très large éventail d’électeurs.
Elle présente l’avantage de convaincre l’importante aile nationaliste, sans perdre les électeurs de gauche. Seule la candidature de Kiliçdaroglu était à même de satisfaire l’Alliance du travail et de la liberté, conduite par le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche et prokurde), crédité de 10 % à 12 % des voix. La formation, selon plusieurs députés, pourrait d’ailleurs ne pas investir de candidat cette année afin de favoriser l’alliance de l’opposition.
La date des élections, elle, avait été annoncée tardivement, le 18 janvier, par le président. Alors que le pays fait encore le bilan de la catastrophe sismique du 6 février, qui a entraîné la mort de plus de 45 000 personnes, le maintien des élections le 14 mai apparaît techniquement périlleux, en dépit des assurances du président Recep Tayyip Erdogan de tenir ce calendrier. Près d’un million et demi de personnes sont logées sous des tentes ou en conteneurs, et 3,3 millions d’habitants ont quitté la région sinistrée.
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Les sondages, publiés avant la sortie de Meral Aksener, donnaient une courte avance à l’opposition. La désignation du candidat devrait contribuer à resserrer encore les rangs autour de la « Table des Six ». Pas sûr toutefois que cela suffise pour renverser le pouvoir en place.
Se posant en adversaire à Recep Tayyip Erdogan depuis une dizaine d’années, notamment lors des référendums sur la réforme constitutionnelle, Kemal Kiliçdaroglu ne s’est jamais imposé face à l’homme fort d’Ankara. Beaucoup, encore aujourd’hui, estiment qu’il n’a pas la carrure et le charisme pour affronter une bête politique comme le chef de l’Etat turc. A cela s’ajoute le fait que de nombreux électeurs conservateurs lui reprochent d’être issu de la minorité alévie, une branche hétérodoxe de l’islam. Aux législatives de 2011, Erdogan n’avait pas hésité à évoquer avec insistance − pas moins de sept fois en deux semaines – les origines de son adversaire.
Le leader du CHP est prévenu. Il lui reste moins de dix semaines pour imposer son programme et faire campagne à travers le pays.
Angèle Pierre et Nicolas Bourcier rapporte dans Le Monde du 7 mars 2023.